La nuit 29 – Flocons de lune

Lune neige forêt

Nuit de plus haute lune

O l’immobile nuit sous le regard !
Tant de silence à la matière confondu,
Matière pure, en blancheur résolue,
Flocons, plus que de neige, de lueurs !

Visible enfin, le froid lui-même enchante,
Resplendissant ici tel le tissu
De ces rayons, au loin, qui perpétuent
Sur la paroi de lune leur empreinte.

Surface blanche, étale, où se rassemble
Le plus nocturne, arrachant à l’objet
Tout le détail qu’il abandonne à l’ombre,

Et quelques fonds tenaces de planète
Renforcent, parachèvent l’étendue :
Nuit de neige et de lune – et ma stupeur !

Jorge Guillén

(in Cantique – Poèmes choisis traduits par Claude Esteban – Gallimard – collection Du monde entier)

Extrait de la 4ème de couverture rédigée par Claude Esteban :

Longtemps Jorge Guillén a été le poète d’un livre unique, Cántico, dont l’édition originale – un recueil de soixante-quinze poèmes – avait paru à Madrid en 1928, et qui a trouvé son aboutissement en 1950 sous la forme d’un ouvrage comportant plus de trois cents poèmes et quelque cinq cents pages – dont on propose ici les moments majeurs. Ce livre, au terme de trente années, est demeuré conforme à la vocation d’unité que le poète espagnol s’était fixée : une «œuvre» qui ne se présente point comme une simple récollection, fatalement contingente, de fragments, mais qui, à l’instar des Fleurs du mal ou de Leaves of grass, offre au lecteur une sorte de configuration architecturale où le développement successif aille de pair avec une croissance quasiment organique de l’ensemble.

Le dessein de Cantique a été défini par Guillén lui-même dans sa dédicace finale à Pedro Salinas : « Consumer la plénitude de l’être en la plénitude fidèle des paroles »

[…]

La nuit 22 – Questionnements

Barry Yanowitz - Misty night red

Barry Yanowitz – Misty night red

La ville le soir et toi

Vous êtes toutes nues dans mes bras

         la ville la nuit et toi

votre clarté illumine mon visage

         et puis le parfum de vos cheveux

A qui ce cœur qui bat

au-dessus du murmure de nos souffles palpitants

           est-ce ta voix, celle de la ville, celle de la nuit

           ou bien la mienne ?

Où finit la nuit, où commence la ville

Où finit la ville, ou commences-tu toi

                Où est ma fin, où est mon commencement ?

Nâzim Hikmet – 1959

Extrait « Il neige dans la nuit et autres poèmes, » (Poésie/Gallimard)

 

Barry Yanowitz - A rainy night in Union Square

Barry Yanowitz – A rainy night in Union Square

Les photos de Barry Yanowitz sont publiées avec l’aimable autorisation de leur auteur.

Son site : http://barryyanowitz.com

 

Apprendre

Water is taught by thirst

Land – by the ocean passed

Transport – by throe –

Peace -by it’s battle told –

Love, by Memorial Mold

Birds, by the snow

Emily Dickinson (1830-1886)

Emily Dickinson (1830-1886)

On apprend l’eau – par la soif

La terre – par les mers qu’on passe

L’exaltation – par l’angoisse –

La paix – en comptant ses batailles –

L’amour – par une image qu’on garde

Et les oiseaux – par la neige

Noces d’hiver

Faut-il avoir quelques gènes slaves pour se complaire à cette mélancolie de l’âme russe?

Je ne sache pas que le grand Est ait quelque peu participé à ma généalogie méditerranéenne, et cependant, j’aime à me prélasser dans la rêverie mélancolique des mélodies russes où passe souvent un brin de fataliste résignation à son propre sort. Un romantisme qui n’a pas besoin d’être à la mode pour exister, et dont je ne voudrais pas qu’on l’appelât « tristesse’, tant il porte en lui cette merveilleuse capacité de se métamorphoser, d’un coup, en rires tonitruants et généreux.

De cette vidéo qui m’enchante je ne sais presque rien, sauf que la guitare et la voix appartiennent à Elena Frolova, et que le poème est de Joseph Brodsky, prix Nobel de littérature 1987 au grand dam de l’Union Soviétique. Il disait de lui-même : « Je suis un poète russe, un romancier anglais, et un citoyen américain ; merveilleux mélange ! ». Avec lui se clôt, en quelque sorte, « L’Age d’argent » des poètes et philosophes russes dont faisaient, entre autres, partie Anna Akhmatova et Marina Tsvétaëva, poétesses « maudites » qu’il admirait.

L’heure n’est pas à la neige ; au mariage non plus d’ailleurs… Pour certains, peut-être! Qu’importe, cela n’empêche pas de laisser voyager nos sens un instant sur ce « chemin aux ailes ».

Noces d’hiver

Je me suis mariée
En plein janvier.
De l’église perchée sur la colline
La cloche sonnait longue et divine.
Je regardais de l’autel
Le long chemin aux ailes.
J’y envoyais mon regard
Qui est parti sans retard
Sur cette route ailée.
Je ne pouvais plus le rappeler.
La cloche sonnait, sonnait,
Le marié me fixait,
Les cierges clignotaient,
Je les comptais.

Joseph Brodsky

A une muse folle

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A une muse folle

Théodore de Banville – Janvier 1842.

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Allons, insoucieuse, ô ma folle compagne,
Voici que l’hiver sombre attriste la campagne,
Rentrons fouler tous deux les splendides coussins ;
C’est le moment de voir le feu briller dans l’âtre ;
La bise vient ; j’ai peur de son baiser bleuâtre
Pour la peau blanche de tes seins.

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Allons chercher tous deux la caresse frileuse.
Notre lit est couvert d’une étoffe moelleuse ;
Enroule ma pensée à tes muscles nerveux ;
Ma chère âme ! trésor de la race d’Hélène,
Verse autour de mon corps l’ambre de ton haleine
Et le manteau de tes cheveux.

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Que me fait cette glace aux brillantes arêtes,
Cette neige éternelle utile à maints poètes
Et ce vieil ouragan au blasphème hagard ?
Moi, j’aurai l’ouragan dans l’onde où tu te joues,
La glace dans ton cœur, la neige sur tes joues,
Et l’arc-en-ciel dans ton regard.

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Il faudrait n’avoir pas de bonnes chambres closes,
Pour chercher en janvier des strophes et des roses.
Les vers en ce temps-là sont de méchants fardeaux.
Si nous ne trouvons plus les roses que tu sèmes,
Au lieu d’user nos voix à chanter des poèmes,
Nous en ferons sous les rideaux.

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Tandis que la Naïade interrompt son murmure
Et que ses tristes flots lui prêtent pour armure
Leurs glaçons transparents faits de cristal ouvré,
Échevelés tous deux sur la couche défaite,
Nous puiserons les vins, pleurs du soleil en fête,
Dans un grand cratère doré.

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À nous les arbres morts luttant avec la flamme,
Les tapis variés qui réjouissent l’âme,
Et les divans, profonds à nous anéantir !
Nous nous préserverons de toute rude atteinte
Sous des voiles épais de pourpre trois fois teinte
Que signerait l’ancienne Tyr.

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À nous les lambris d’or illuminant les salles,
À nous les contes bleus des nuits orientales,
Caprices pailletés que l’on brode en fumant,
Et le loisir sans fin des molles cigarettes
Que le feu caressant pare de collerettes
Où brille un rouge diamant !

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Ainsi pour de longs jours suspendons notre lyre ;
Aimons-nous ; oublions que nous avons su lire !
Que le vieux goût romain préside à nos repas !
Apprenons à nous deux comme il est bon de vivre,
Faisons nos plus doux chants et notre plus beau livre,
Le livre que l’on n’écrit pas.

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Tressaille mollement sous la main qui te flatte.
Quand le tendre lilas, le vert et l’écarlate,
L’azur délicieux, l’ivoire aux fiers dédains,
Le jaune fleur de soufre aimé de Véronèse
Et le rose du feu qui rougit la fournaise
Éclateront sur les jardins.

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 Nous irons découvrir aussi notre Amérique !
L’Eldorado rêvé, le pays chimérique
Où l’Ondine aux yeux bleus sort du lac en songeant,
Où pour Titania la perle noire abonde,
Où près d’Hérodiade avec la fée Habonde
Chasse Diane au front d’argent !

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Mais pour l’heure qu’il est, sur nos vitres gothiques
Brillent des fleurs de givre et des lys fantastiques ;
Tu soupires des mots qui ne sont pas des chants,
Et tes beaux seins polis, plus blancs que deux étoiles,
Ont l’air, à la façon dont ils tordent leurs voiles,
De vouloir s’en aller aux champs.

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Donc, fais la révérence au lecteur qui savoure
Peut-être avec plaisir, mais non pas sans bravoure,
Tes délires de Muse et mes rêves de fou,
Et, comme en te courbant dans un adieu suprême,
Jette-lui, si tu veux, pour ton meilleur poème,
Tes bras de femme autour du cou !

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Dans ses yeux

Elle avait dans ses yeux d’enfant
Autant d’Avril que de Décembre
Autant de flamme que de cendre
Autant d’hiver que de printemps

Elle avait dans ses yeux changeants
Autant de soleil que de neige
Autant d’Islam que de Norvège
Autant d’Orient que d’Occident
Autant d’Orient que d’Occident

Elle avait dans son rire clair
Autant de joie que de tristesse,
Autant d’espoir que de détresse
Autant d’étoile que d’éclair

Elle avait dans ses yeux vraiment
Autant de chaleur que de glace
Autant de vide que d’espace
Autant d’espace que de temps

[Elle est venue des bords du Doubs
Enflammer mon cœur d’amadou
Elle a changé dans ma maison
Le cours indolent des saisons]

J’ai vécu dans ses yeux d’enfant
Autant de Juin que de Septembre,
Autant de roux que de bleu tendre
Autant d’Automne que d’Été

J’ai vécu dans ses yeux changeants
Un compromis de diable et d’ange
Dans un voluptueux mélange
De mensonge et de vérité
De mensonge et de vérité

Je suis né pour croire aux miracles
Et je cherche ma part de Dieu
De Tabernacle en Tabernacle
Quand parfois le miracle a lieu

J’ai trouvé dans ses yeux d’enfant
Autant d’extase que d’ivresse
Autant d’amour que de tendresse
Autant de joie que de tourment

                                                                   Jean Drejac pour Serge Reggiani

Écusson musical : Bacchianas brasilieras N°5 – Villa-Lobos