What would the world be, once bereft Of wet and of wildness? (Gerard Manley Hopkins – « Inversnaid »)
Qu’arriverait-il au monde, s’il se voyait ravir L’humide et le sauvage ?
« Inversnaid ». Ce poème automnal de Gerard Manley Hopkins, pour témoigner, s’il en était encore besoin, que le poète, contemplateur des merveilles de la nature, se fait « voyant ». « Lui seul a le front éclairé ! ».
Des six odes écrites par John Keats en 1819, la dernière, l’Ode à l’Automne, considérée par beaucoup comme un sommet de la poésie romantique de langue anglaise, fait figure de testament poétique du grand écrivain, tant elle précède de peu sa disparition.
Depuis la fin de l’été jusqu’aux premiers frimas de l’hiver, l’automne, traversé comme un long jour crépusculaire, offre au poète son foisonnement de largesses et de beautés ; mais jamais cette maturité féconde de la nature ne manque d’évoquer l’inévitable déclin dont elle est le vivant symbole.
« Saison de brumes et de moelleuse profusion, « Tendre amie du soleil qui porte la maturité, »
[…]
John Keats (1795-1821)
Matthew Coulton dit « To Autumn »
Et deux traductions du poème par :
– Robert Davreu
– Albert Laffay
* Ici repose celui dont le nom était écrit dans l’eau.
Épitaphe gravée sur la tombe de John Keats conformément à son désir,
et telle qu’il l’a lui-même composée.
Et puis un jour de 1870, le regard d’un collégien de 16 ans se noya dans les eaux noires d’un tableau. Arthur Rimbaud venait de rencontrer Ophelia pour la deuxième fois. Elle l’attendait, « flottant comme un grand lys » sur la toile qu’un peintre préraphaélite anglais, John Everett Millais, avait réalisée vingt années plus tôt.
Belle occasion d’une correspondance entre langage des mots et langage des formes, comme pour appuyer cet aphorisme, que Plutarque ramenait jadis de ses lectures de Simonide, et que s’appropria l’époque classique, selon lequel la peinture est une poésie muette et la poésie une peinture parlante.
Ophelia (1851-2) par Sir John Everett Millais (1829-1896) – Tate Gallery
Déjà le jeune poète aurait-il pu écrire au féminin ce vers inoubliable qu’il écrira quelques pages plus loin, dans le « Second cahier de Douai », lorsqu’il couvera d’un regard bienveillant un soldat pour toujours endormi, lui aussi victime de la folie… des hommes :
« Nature berce-le [a] chaudement, il [elle] a froid ».
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Si « les parfums ne font pas frissonner sa narine », les vers chantés du poète feront frissonner nos poitrines :
I
Sur l’onde calme et noire où dorment les étoiles La blanche Ophélia flotte comme un grand lys, Flotte très lentement, couchée en ses longs voiles… – On entend dans les bois lointains des hallalis.
Voici plus de mille ans que la triste Ophélie Passe, fantôme blanc, sur le long fleuve noir. Voici plus de mille ans que sa douce folie Murmure sa romance à la brise du soir.
Le vent baise ses seins et déploie en corolle Ses grands voiles bercés mollement par les eaux ; Les saules frissonnants pleurent sur son épaule, Sur son grand front rêveur s’inclinent les roseaux.
Les nénuphars froissés soupirent autour d’elle ; Elle éveille parfois, dans un aune qui dort, Quelque nid, d’où s’échappe un petit frisson d’aile : – Un chant mystérieux tombe des astres d’or.
II
Ô pâle Ophélia ! belle comme la neige ! Oui tu mourus, enfant, par un fleuve emporté ! – C’est que les vents tombant des grands monts de Norwège T’avaient parlé tout bas de l’âpre liberté ;
C’est qu’un souffle, tordant ta grande chevelure, A ton esprit rêveur portait d’étranges bruits ; Que ton cœur écoutait le chant de la Nature Dans les plaintes de l’arbre et les soupirs des nuits ;
C’est que la voix des mers folles, immense râle, Brisait ton sein d’enfant, trop humain et trop doux ; C’est qu’un matin d’avril, un beau cavalier pâle, Un pauvre fou, s’assit muet à tes genoux !
Ciel ! Amour ! Liberté ! Quel rêve, ô pauvre Folle ! Tu te fondais à lui comme une neige au feu : Tes grandes visions étranglaient ta parole – Et l’Infini terrible effara ton œil bleu !
III
– Et le Poète dit qu’aux rayons des étoiles Tu viens chercher, la nuit, les fleurs que tu cueillis ; Et qu’il a vu sur l’eau, couchée en ses longs voiles, La blanche Ophélia flotter, comme un grand lys.
Louis Lottier – Vue générale de Beyrouth depuis Wadi Abou Jémil – 1860
En montagne libanaise
Se souvenir – du bruit du clair de lune, lorsque la nuit d’été se cogne à la montagne, et que traîne le vent, dans la bouche rocheuse des Monts Liban.
Mustapha Farroukh – Village de Zouk et Harissa – 1955
Se souvenir – d’un village escarpé, posé comme une larme au bord d’une paupière ; on y rencontre un grenadier, et des fleurs plus sonores qu’un clavier.
Mustapha Farroukh – Village de Kabb Elias 1936
Se souvenir – de la vigne sous le figuier, des chênes gercés que Septembre abreuve, des fontaines et des muletiers, du soleil dissous dans les eaux du fleuve.
Mustapha Farroukh – Maison Sud Liban 1932
Se souvenir – du basilic et du pommier, du sirop de mûres et des amandiers. Alors chaque fille était hirondelle, ses yeux remuaient, comme une nacelle, sur un bâton de coudrier.
Mustapha Farroukh – Petit déjeuner libanais – 1946
Se souvenir – de l’ermite et du chevrier, des sentiers qui mènent au bout du nuage, du chant de l’Islam, des châteaux croisés, et des cloches folles, du mois de juillet.
Mustapha Farroukh – Atour de Sidon – 1955
Se souvenir – de chacun, de tous, du conteur, du mage, et du boulanger, des mots de la fête, de ceux des orages, de la mer qui brille comme une médaille, dans le paysage.
Mustapha Farroukh – Village sur le Mont Liban 1945
Se souvenir – d’un souvenir d’enfant, d’un secret royaume qui avait notre âge ; nous ne savions pas lire les présages, dans ces oiseaux morts au fond de leurs cages, sur les Monts Liban.
Mustapha Farroukh – Village de Kabb Elias 1934
Poème de Nadia Tueni (Baakline 1935 – Beyrouth 1983)
Illustration musicale :
Los Paxaricos (Isaac Levy I.59) – Maciço de Rosas (I.Levy III.41) – Jordi Savall
Quand, le printemps venu, je me promène sur les rivages reverdis qui bordent le Rhin à Düsseldorf, il m’arrive parfois d’entendre les eaux fredonner les thèmes d’une ancienne symphonie. Alors je m’assois un instant dans la douceur du soir qui vient, je ferme les paupières et j’écoute.
La musique se précise, – » animato et grazioso « – : ici le gazouillement subtil des cordes, là leur ascension puissante, rythmes et contrastes d’une effervescente activité. Oh ! Voici l’escalade des violoncelles, et les trombones qui les suivent et les bois qui les rejoignent au rendez-vous qu’ils se sont donné au sommet. Dès que les cors et les hautbois seront arrivés, tous, apaisés, s’émerveilleront ensemble au gazouillis léger de la flûte.
Tout cela ressemble bien à un tableau musical du printemps.
C’est le » printemps« … comme Schumann l’entendait un an après son mariage avec sa chère Clara qui l’avait tant incité à écrire sa première symphonie, » Frühling « , en exergue de laquelle il mentionna ce vers si simple d’Adolph Böttiger, qui la résume toute : » Dans la vallée fleurit le printemps. «
Mais attention, c’est le final : l’orchestre, exhorté par les cuivres, engage une formidable chevauchée sur les gammes vers la conclusion de ce dernier mouvement de l’œuvre. « Une montée de sève printanière », selon l’expression si juste de Lionel Stoléru.
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Ma promenade reprend. Mais, chaque fois que je m’approche d’un pont, les eaux du Rhin semblent se taire, recueillies. En prêtant l’oreille avec attention, je crois entendre le bruit discret d’une alliance lancée dans l’eau. Et maintenant le bruit sourd d’un corps projeté dans le fleuve. On dirait que deux bateliers, déjà, essaient de repêcher un homme qui, à l’évidence, refuse d’être secouru. Il est vêtu d’une robe de chambre.
On dit que c’est un compositeur de musique… On n’est pas sûr de son nom : Eusebius ?… Florestan, peut-être ?…
Ce printemps 1854 qui s’annonce sera bien triste pour la famille Schumann.
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La nuit a calmé les ardeurs et les rumeurs de la Königsallee. Pour ne pas être éblouis par la lumière des réverbères, les arbres plongent leurs têtes feuillues dans les eaux noires du canal. D’une fenêtre ouverte s’échappe – qui s’en plaindrait ? – une courte mélodie enjouée. Une voix douce chante la beauté, l’air léger, le rossignol, la floraison et les parfums d’une nuit de printemps. Fanny Mendelssohn, dont le talent, si on lui avait permis de l’exprimer pleinement, aurait sans doute égaler celui de son frère Félix, en a composé la musique ; les vers sont du poète Joseph von Eichendorff.
» Qui ne vit pas la passion romantique, perd une partie du sens de la vie. »
(Lionel Stoléru in » Une écoute du romantisme « – Ed L’Harmattan)
Übern Garten durch die Lüfte Hört ich Wandervögel ziehn, Das bedeutet Frühlingsdüfte, Unten fängts schon an zu blühn.
Jauchzen möcht ich, möchte weinen, Ist mirs doch, als könnts nicht sein! Alte Wunder wieder scheinen Mit dem Mondesglanz herein.
Und der Mond, die Sterne sagens, Und in Träumen rauschts der Hain, Und die Nachtigallen schlagens: Sie ist deine, sie ist dein!
« Qui aimes-tu le mieux, homme énigmatique, dis ? ton père, ta mère, ta sœur ou ton frère ? – Je n’ai ni père, ni mère, ni sœur, ni frère. – Tes amis ? – Vous vous servez là d’une parole dont le sens m’est resté jusqu’à ce jour inconnu. – Ta patrie ? – J’ignore sous quelle latitude elle est située. – La beauté ? – Je l’aimerais volontiers, déesse et immortelle. – L’or ? – Je le hais comme vous haïssez Dieu. – Eh! qu’aimes-tu donc, extraordinaire étranger ? – J’aime les nuages… les nuages qui passent… là-bas… là-bas… les merveilleux nuages ! »
Charles Baudelaire
ψ
» Devant la nature, c’est à méditer qu’il faut s’exercer. De grands ciels puissants, profonds, vaporeux, légers, et, là-dessous, un morceau de la terre ou des bateaux, mais que ce soit grand, idéalisé, comme je l’entrevois. » Eugène Boudin, peintre des ciels
La chaconne c’est d’abord une danse baroque, très populaire dans le monde hispanique des XVIIème et XVIIIème siècles. et pour être plus précis : « une danse ancienne d’origine espagnole, de rythme modéré à trois temps, consistant en un certain nombre de variations sur une basse obstinée », ainsi que la définit l’ouvrage des « Sciences de la musique » édité chez Bordas. Ceux qui, à la lecture de cette définition, feraient un rapprochement avec la « Folia » ou la « Passacaille » ne seront certainement pas blâmés. Et pour cause…
L’origine du mot est mal connue, mais il semble que l’onomatopée « tchak » exprimant le son des castagnettes – ou des tambourins – ne soit pas étrangère à son étymologie. D’autres hypothèses occupent encore les musicologues, laissons les chercher en paix.
Au XVIIème siècle la chaconne, fait florès en Europe et devient musique de cour. Nombreux vont être désormais les compositeurs qui l’accueilleront dans leurs partitions, parmi lesquels on remarquera Rameau, Purcell, Pachelbel, Buxtehude et le grand Jean-Sébastien Bach avec entre autres la célèbre Chaconne de la deuxième Partita en Ré majeur (pièce maîtresse des violonistes et œuvre indispensable à emporter sur la fameuse île déserte).
Tomaso-Antonio Vitali (1663-1745)
Quand il est question de la magnifique chaconne de Tomaso Vitali, bien plus discrète que celle du Cantor, mais fort prisée des violonistes, au mystère des origines de la danse elle-même s’ajoute une nouvelle énigme comme le monde des arts les adore : Vitali est-il réellement le compositeur de sa chaconne ou n’est-il que le bénéficiaire d’une attribution des exégètes?
Les récentes études sembleraient confirmer la paternité du compositeur. rendant à Tomaso ce qui appartient à Vitali.
Pour l’heure, contentons-nous d’écouter sa musique, elle le mérite tellement. Et c’est bien là ce qui importe. L’Histoire…
Voici une splendide version avec orchestre, le vibrato du violon de Sarah Chang rythme le chant et la danse de superbes images de l’élan vital de la nature. Du haut de chaque sommet vertigineux, depuis le pistil de chaque fleur qui s’ouvre dans notre jardin ou depuis les plus turbulentes planètes de l’univers dans son infinie expansion, on entend subrepticement la voix de Goethe nous interroger : « La nature n’est-elle pas la vivante parure de Dieu? »
Et les cordes de répondre que sans la musique elle serait imparfaite.
Une bien beau moment!
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Et puis, si le cœur a gardé un peu de place pour laisser pénétrer à nouveau l’émotion, offrons lui de réécouter cet enchantement dans une une version violon et orgue avec le très grand violoniste tchèque Josef Suk.
Pas d’images spectaculaires pour cette vision plus intimiste, plus spirituelle de la chaconne ; on pourra volontiers garder les yeux clos pour laisser chaque note venue du bout du temps nous envahir l’âme.
« Nous ferons notre cœur si simple et si crédule
« Que les esprits charmants des contes d’autrefois
« Reviendront habiter dans les vieilles pendules
« Avec des airs secrets, affairés et courtois. »
Anna de Noailles (« L’innocence »)
La nature, l’amour, la mort. Composantes inspiratrices fondamentales de la poésie lyrique, elles se parent, dans les vers d’Anna de Noailles, de ces colorations douces que confèrent les pâles soleils aux saisons intermédiaires, temps de passage et de mutation, de transformation à peine sensible mais inéluctable des êtres et des choses.
Ma complice internautique, Christine Mattéi, a récemment enregistré un poème de cette poétesse brillante que notre époque technologique ensevelit chaque jour un peu plus dans les terres de l’oubli. Elle a choisi pour accompagnement musical le splendide poème symphonique de Franz Liszt, « Orpheus » que le compositeur avait écrit en 1854, pour servir d’introduction à l’opéra de Gluck, « Orphée et Eurydice », lors d’une représentation à Weimar. Les images sélectionnées pour cette vidéo sont en parfaite symbiose avec texte et musique, et la voix diaphane de Christine confère à ce moment lyrique un romantisme, hélas désuet, mais tellement touchant.
C’est si beau « L’innocence » !
Nous marquerons cette vidéo d’un « caillou blanc » pour nous rappeler d’y venir nous ressourcer souvent. Merci Christine!
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« Ah ! jeunesse, pourquoi faut-il que vous passiez « Et que nous demeurions pleins d’ennuis et pleins d’âge, « Comme un arbre qui vit sans lierre et sans rosier, « Qui souffre sur la route et ne fait plus d’ombrage… »
« Une seule chose me fait souffrir : devoir profiter seule de tant de beauté. Je voudrais crier par-dessus le mur : je vous en prie, faites attention à ce jour somptueux ! N’oubliez pas, même si vous êtes occupés, même si vous traversez la cour à la hâte, absorbés par vos tâches urgentes, n’oubliez pas de lever un instant la tête et de jeter un œil à ces immenses nuages argentés, au paisible océan bleu dans lequel ils nagent. Faites attention à cet air plein de la respiration passionnée des dernières fleurs de tilleul, à l’éclat et la splendeur de cette journée, parce que ce jour ne reviendra jamais, jamais ! Il vous est donné comme une rose ouverte posée à vos pieds, qui attend que vous la preniez, et la pressiez contre vos lèvres. »
Si vous prenez, à la sortie du hameau de La Louvière, Le sentier qui rejoint la lisière, passe à fleur de forêt, Puis s’enfonce à la rencontre des chants d’oiseaux, Si vous le suivez jusqu’aux premières pentes de la dent des Corbières Vous apercevrez, sans doute, à la naissance du coteau Une grotte. C’est là que vit celui qu’ils appellent le fou Et que j’appelle moi : L’exilé.
Il est des hommes déracinés de leur pays Et qui essaient de passer vaille que vaille Sur une autre terre que celle de leurs ancêtres et de leurs amours. Il en est d’autres, tel celui-ci, Que l’on a comme arraché au siècle où ils auraient dû vivre Et qui essaient de survivre dans une époque qui ne leur convient pas, Où ils étouffent, dont ils ont mal.
Il ne vivait pas comme les autres, Il ne pensait pas comme les autres, Le naufragé du temps passé, L’étranger volontaire, l’exilé.
Il se sentait comme asphyxié par les courses des autres Course à l’argent, course à la réussite, course aux honneurs. Lui, c’était singulier, détestait le pluriel. Il n’avait que le sens de l’honneur. Mais en nos temps supersoniques C’est un sens interdit. Mal dans son âme sous la dictature de la quantité, Il rêvait, comme un enfant, que revînt le règne de la qualité.
Il ne comprenait pas qu’on traite ceux qui donnent… de pigeons, Ceux qui rêvent… de naïfs, Ceux qui aiment… d’esclaves. A vrai dire il ne comprenait rien à pas grand-chose, A part que l’essentiel de la vie est certainement bien plus simple Et bien plus beau Que dans le cri des corbeaux et le hurlement des loups. Alors il demeurait là, dans sa grotte, L’exilé, Les pieds dans le vingtième siècle Et la tête et le cœur ailleurs, Très loin!
Il ne vivait pas comme les autres, Il ne pensait pas comme les autres, Le naufragé du temps passé, L’étranger volontaire, l’exilé.
Claude Lemesle (pour S. Reggiani)
Ecusson musical : Egschiglen – Chant guttural mongol
Car le poète est un four à brûler le réel. De toutes les émotions brutes qu’il reçoit, il sort parfois un léger diamant d’une eau et d’un éclat incomparables. Voilà toute une vie comprimée dans quelques images et quelques phrases. Pierre Reverdy