« Cette fête du corps, devant nos âmes, offre lumière et joie ».
Paul Valéry (à propos de la danse)
Marianela Nunez & Vadim Muntagirov (Don Quichotte – The Royal Ballet)
Partagée au travers d’un aussi grand talent fait d’autant de grâce que de maîtrise, l’exultation de ce jeune couple qui doit la joie de pouvoir enfin s’unir à l’intervention habile de Don Quichotte, ne tarde pas à porter notre bonheur de l’admirer aux confins de l’extase.
Manon et Des Grieux, confinés dans la passion qui les anime, et dans l’appartement parisien qu’a loué le jeune amoureux, « fraudent les droits de l’Église » de la plus belle des manières :
Est-il instant plus pathétique que celui qui enferme dans la furtive extase d’un baiser d’amour le sourire de la grâce et la noblesse des corps ?
Manon : Federico Bonelli & Marianela Nunez (Royal Opera House)
Quand, à l’âge où le retour en enfance est inévitable, on a la chance de trouver sous son sapin de Noël deux poupées fantastiques, l’une qui chante, et l’autre qui danse, la tentation est grande, – n’est-ce pas ? – de s’inventer de belles histoires de grand enfant.
Heureusement, le bout de lucidité qui ne s’est pas encore échappé rappelle qu’il est plus sûr, pour garantir son plaisir, d’emprunter leur imagination aux génies qui nous ont précédés, et leur talent aux merveilleux artistes qui en ont interprété les œuvres.
Il faut apprendre à être touché par la beauté, par un geste, un souffle, pas seulement par ce qui est dit et dans quelle langue, percevoir indépendamment de ce que l’on « sait. »
— Transcendance de l’amour quand l’élégance de la musique fusionne dans l’harmonie d’un même élan la passion des corps et la profondeur des sentiments.
— Transcendance de la beauté quand l’amour se pare de l’éclat conjugué de deux étoiles : attraction gravitationnelle réciproque de la grâce pure et de la force maîtrisée.
Allez ! Il faut bien le reconnaître, sans pour autant écorner l’admiration que nous portons à ces prodigieuses étoiles de la danse classique, leurs sourires — quand, bien sûr les rôles les commandent — sur les scènes de ballets d’où l’éclat de leurs talents nous extasie, sont bien souvent trop…
[…]
Mais le miracle n’est pas exclu et notre bonheur de spectateur alors atteint son apogée. Dans ces rares moments…
Don Quixote – Carlos Acosta & Marinela Nunez – Royal Opera House 2014-2015 (Photo Dave Morgan)
Imaginons un instant notre situation : nous venons de pénétrer dans les coulisses de l’Opéra (de Paris, de Londres, de Moscou, ou de New York, peu importe, un temple de la danse). Dans la salle, l’orchestre soutient, andante d’abord, puis adagio, les tendresses gracieuses que se prodiguent sur la scène – naïvement champêtre – un couple de jeunes campagnards amoureux. Là, à l’écart de tous, Lise et Colas s’amusent à virevolter autour d’un soyeux ruban rose, symbole du lien qu’ils souhaitent tisser ensemble, malgré la volonté contraire et intéressée de la Veuve Simone, la mère de Lise. Le public admiratif, sous le charme de cet euphorique et très classique pas de deux, est sur le point de s’envoler… Et nous donc, voyeurs discrets !
Soudain, tonitruante, dominant la fièvre affairée des coulisses au point qu’on la croirait capable de franchir le plateau pour aller briser les tympans du plus haut perché des spectateurs du poulailler, la voix sèche du régisseur habitué depuis mille ans à lancer ses consignes précises derrière le rideau retentit :
« Attention les filles, on ne traîne pas ! En scène dans 18 minutes ! Enfilez vos… sabots ! »
L’aboiement nous a fait sursauter, les mots de l’injonction nous figent dans notre stupéfaction. Surréalistes. Des « sabots » pour danser un ballet… à l’opéra ? Manquerait plus qu’un lapin blanc, les yeux rivés sur sa montre gousset, vienne nous taper sur l’épaule…!
Et pourtant ! Nous ne rêvons pas. Les danseuses chaussent leurs sabots. Sur la scène, transformée en cour de ferme, tous les villageois sont réunis pour préparer le mariage auquel tient tant Simone, la fermière, entre sa fille Lise et le fiancé qu’elle lui a choisi, Alain, le vigneron voisin, niais certes, mais… riche.
Cocasse et virtuose, « La danse des sabots », se prépare.
Ainsi tout s’explique : c’est bien à la campagne que se déroule toute l’action du programme de ce soir, « La fille mal gardée », le plus ancien ballet de danse classique du répertoire, basé sur les ressorts d’une comédie champêtre. O combien ! Le titre, à l’origine, était plus explicite : « Ballet-comédie de la paille… » ?
Contrairement à beaucoup d’œuvres que le temps a profondément enfouies dans les terres de l’oubli, ce ballet, depuis Dauberval, en 1789, son compositeur initial, a traversé les siècles et le monde avec bonheur ; la musique de Ferdinand Hérold puis celle de Peter-Ludwig Hertel ayant au cours de l’histoire fait évoluer la partition. Parmi les nombreuses chorégraphies dont ce ballet a fait l’objet, celle de Frederick Ashton, en 1960, qui domicilie sa comédie dans la campagne du Suffolk chère à son cœur, fait référence depuis sa création, et s’est inscrite depuis lors dans le répertoire des grandes compagnies de danse de la planète, aux côtés de Giselle ou du Lac des cygnes.
La danse des sabots est l’un des plus joyeux moments de cette allègre chorégraphie. Au cours de ce rassemblement dans la cour de la ferme, Lise implore sa mère, Simone, d’entamer une danse avec les sabots qu’elle lui tend ; quelques fraîches paysannes danseront avec elle… Ou plutôt avec lui, car il est de coutume de confier le rôle de la Veuve Simone à un danseur travesti. Dans la version du Royal Ballet, c’est le remarquable Will Tuckett qui enfile ses sabots pour notre plus grand plaisir.
« En scène Simone ! En scène les filles !… Et en sabots ! »
N.B. 😉
L’auteur de ce billet tient à se dégager de toute responsabilité personnelle envers ceux qui fredonneraient ou siffloteraient à longueur de journée l’air entêtant de cette danse, après visionnage de cette vidéo. Les protestations des proches ne seront pas recevables, non plus.
Déjà en 1954, Georges Brassens, avec le talent que l’on sait, avait tout dit sur les bancs publics et les « p’tites gueules bien sympathiques » des amoureux qui s’y bécotaient, « s’foutant du r’gard oblique des passants honnêtes ».
Certains, sourire nostalgique au coin des lèvres, s’en souviennent certainement…
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60 ans plus tard, heureusement, les amoureux s’y bécotent encore… Sur ceux, au moins, que la misère nouvelle veut bien leur laisser libres. Et comme hier ils n’ont que faire des « propos venimeux de la famille Machin » qui crève d’envie de les imiter.
Parfois les amoureux ne se contentent plus d’être deux…
Si cela fait leur bonheur, cela fera le nôtre ! O tempora, o mores !
Vite ! Vite ! Dépêchons-nous ! Courons, nous aussi, derrière le lapin blanc pressé qu’Alice suit déjà ! N’en doutons pas, il va tous nous entrainer dans un monde magique où nous partagerons avec elle des aventures étranges et fascinantes. Certes, nous l’avons déjà tous approché jadis, cet univers magnifique et bariolé qui a charmé – et parfois effrayé – les enfants que nous fûmes… Mais il faut admettre que demeure toujours intact le bonheur de le retrouver quelque fois dans le sourire nostalgique d’un miroir aux souvenirs.
Qui ne se souvient de ce chat philosophe, tout droit venu du Cheshire, qui apparaît et disparaît à loisir ; de ce chapelier fou, excentrique buveur de thé qui rassemble ses convives autour d’une table énigmatique ; de cette chenille curieuse conseillère ; de la Reine de cœur escortée de ses jardiniers qui, ayant perdu sa partie de croquet, veut décapiter notre courageuse Alice ? Lequel d’entre nous aurait-il oublié le griffon, la tortue ou le homard et la multitude des surprenantes créatures nées de l’imagination sans limite de Lewis Carroll ?
Cette fois-ci, pour les retrouver il nous faudra pénétrer leur monde sur la pointe des pieds… Et pour cause : le lapin blanc nous emmène à Londres et plus précisément à Covent Garden, au temple de la danse, sur la scène prestigieuse du Royal Opera House devenue pour la circonstance le « pays des merveilles ». Et quelles merveilles ! Les danseurs prestigieux du Royal Ballet s’y transforment en grenouille, jardinier, rajah, cuisinier, poisson ou duchesse et autre lézard, qui, dans une féérie de costumes aux mille couleurs, sautent et virevoltent de manière aussi facétieuse que virtuose, pour faire des énormes divagations de Lewis Carroll, une inoubliable réalité enchanteresse.
A supposer qu’il le fut un jour, le voyage au pays des rêves extraordinaires, grâce aux extravagances de ce formidable spectacle chorégraphique, n’est définitivement plus réservé aux enfants. Pour s’en convaincre, un bref coup d’œil à la brochure :
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Le ballet s’immerge tout entier dans le monde inventé par l’écrivain, tant le chorégraphe, Christopher Wheeldon, demeure fidèle au conte. La musique de Joby Talbot, gaie, entrainante, mélodique à souhait, propulse avec justesse les danseurs dans la fantasmagorie et l’extravagance des décors surréalistes ingénieusement inventés par Bob Crowley.
Tous les danseurs, investis complètement dans leurs rôles, campent les personnages de cette folle fiction avec tant de facilité et de naturel qu’ils finissent par les rendre réels à nos regards de l’enfance revenus. Ainsi Edward Watson contaminé par les tics compulsifs d’un lapin blanc névrosé, Zenaïda Yanowsky dominée par les grimaces faussement agressives d’une capricieuse Reine de cœur, Eric Underwood en exotique millepatte oriental se contorsionnant au milieu de son harem, ou enfin, Sarah Lamb, frêle et délicate Alice, aussi naïve qu’aventureuse, qui grandit ou rapetisse au gré des péripéties absurdes de son voyage fantastique.
Émerveillement garanti à tous les tableaux.
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Alice, qui a quitté précipitamment la maison du lapin, fait une halte près d’un gros champignon. Elle aperçoit et observe ébahie une chenille bleue, drapée dans son indifférence. Mais, comme il se doit, le mollusque ne résistera pas longtemps à sa propre curiosité. Avant de continuer sa route, la chenille conseillera à Alice de manger un bout du champignon, la laissant perplexe quant au choix du « côté » à croquer qui la fera grandir…
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Voici la Reine de cœur qui a le bourreau facile, menaçant chacun de décapitation pour les motifs les plus futiles. Ici la très sérieuse affaire du vol des tartes ! Pourrait-on imaginer l’humour de la chorégraphie sans la virtuosité – de danseuse et de comédienne – de Zenaïda Yanowsky ?
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Lewis Carroll n’avait certes pas imaginé que son livre serait adapté à la scène au XXIème siècle, et bien sûr, l’idée ne lui était pas venue qu’une petite touche sentimentale s’avèrerait indispensable pour séduire définitivement le public nouveau. Il est vrai par ailleurs que son Alice était alors bien jeune pour être concernée par les jeux de grands. Christopher Wheeldon, pour corriger cette bien légitime lacune de l’auteur, s’est permis la petite incartade heureuse d’inventer, dans la version révisée du ballet, une idylle entre Alice, désormais sortie de l’enfance, et le Valet de cœur. Prétexte à réunir les amoureux (Sarah Lamb et Federico Bonelli) dans un délicieux pas de deux auquel il serait dommage de ne pas assister.
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Ce ballet a été distribué dans les salles de cinéma en 2014. Il a fait l’objet de diffusion sur les chaînes de télévision musicale comme Mezzo, et un DVD est également paru.
Oui ! Je le reconnais bien volontiers, l’allusion au plus célèbre des « westerns spaghetti » est tellement grossière – pardon ! – que je devrais en rougir de honte. Et pourtant, j’assume. Et si vous ne me tenez pas rigueur de cette trivialité, vous permettrez peut-être à votre curiosité de vous laisser découvrir les merveilleuses héroïnes que j’ai ainsi qualifiées.
Si ces épithètes dont je les affuble représentent assez justement les personnages qu’elles incarnent, chacune dans son rôle, ajouter qu’elles sont merveilleuses ou délicieuses est assurément s’exprimer en deçà de la réalité.
A ceci près qu’elles ne sont pas rivales entre elles, d’époques et de pays différents, elles sont, comme Blondin, Joe et Tuco, les trois personnages du film de Sergio Leone, à la recherche d’un trésor. Mais leur ambition va bien au-delà de la banale convoitise de nos cow-boys prêts à tout pour posséder quelques pièces d’or. Ce que veulent nos belles, c’est l’amour ou le pouvoir, et pourquoi pas les deux.
Elles aussi ont leurs armes : le charme, la beauté, la grâce, la séduction, dont chacune fait usage selon sa sensibilité et son caractère. Elles n’ont pas besoin de colts pour menacer, effrayer, dissuader ou conquérir ; quand ces messieurs au stetson, planqués derrière un rocher dégainent leurs fusils à canons sciés, elles aguichent dans la pleine lumière qui les flatte et virevoltent, élégantes et racées, sur la pointe de leurs chaussons. Le danger n’en est que plus grand, la réussite de leurs ambitions plus sûre.
Enfin, et pour s’amuser jusqu’au bout de la symétrie ainsi créée, faut-il préciser que si nos héros à la gâchette facile sont aussi américains que leurs interprètes, nos héroïnes, qu’elles viennent des terres de Silésie, de la Rome antique, ou de la lumineuse Andalousie, ont toutes trouvé leur incarnation chez les plus grandes étoiles russes.
« La bonne » : Natalia Osipova (alias Giselle)
C’est une gentille et naïve paysanne, Giselle, qui apprend que celui qu’elle aime, Albrecht, est fiancé avec une princesse. Elle en meurt. La reine des Wilis (les jeunes filles mortes vierges) condamne Albrecht à danser jusqu’à en mourir, mais l’esprit de Giselle, en accompagnant sa danse, lui épargne ce sort tragique.
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« La brute » : Svetlana Zakharova (alias Egine)
Egine, c’est l’intrigante héroïne du ballet Spartacus, composé par Aram Katchaturian dans les années 1950 et inspiré de la « Guerre des gladiateurs », troisième et dernière rébellion des esclaves contre la république de Rome. Egine, concubine du riche et puissant Crassus, membre du triumvirat avec César et Pompée, tient absolument à éliminer Spartacus, chef des esclaves rebelles, pour servir à la fois son désir de vengeance et sa farouche volonté d’accroître son pouvoir. Elle donnera libre cours à ses cruels instincts en organisant une bacchanale au cours de laquelle seront lâchement exécutés tous les rebelles. Spartacus sera crucifié sur les lances des légionnaires.
Regardons-la, féline et enjôleuse jusqu’à la pointe du pied, séduire Crassus pour le persuader de la laisser agir :
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« La truande » : Diana Vishneva (alias Carmen)
On ne présente plus Carmen, la bohémienne, la sauvageonne cigarière de Séville. Chacun sait comment notre gouailleuse et séduisante héroïne manipule le pauvre brigadier Don José qu’elle a rendu amoureux fou d’elle. Chacun connaît ses ruses et ses facéties d’habile femelle et personne n’ignore ses étroites accointances avec les contrebandiers de la montagne.
Quelques claquements de castagnettes, quelques pas de danse dans la moiteur érotique d’une nuit espagnole, et nous voici à nouveau envoûtés, conquis, perdus, mais… comblés :
Car le poète est un four à brûler le réel. De toutes les émotions brutes qu’il reçoit, il sort parfois un léger diamant d’une eau et d’un éclat incomparables. Voilà toute une vie comprimée dans quelques images et quelques phrases. Pierre Reverdy