Tout ce qu’il y a de grand au monde est rythmé par le silence : la naissance de l’amour, la descente de la grâce, la montée de la sève, la lumière de l’aube filtrant par les volets clos dans la demeure des hommes.
Jules Supervielle
Vilhelm Hammershøi
En 1960, Jules Supervielle, avait été élu « Prince des poètes » par ses pairs (René-Guy Cadou, Lionel Ray, Claude Roy, Philippe Jaccottet, Jacques Réda, Alain Bosquet, entre autres)
– Dis Papy, les anges, ils se posent des fois ? Et les pianos, ils volent ?
– Mon enfant, les anges habitent le ciel, et au ciel on ne peut s’arrêter de voler. Alors quand ils se posent c’est toujours sur un nuage. Mais, quand les pianos volent, il n’est pas rare d’apercevoir quelques ailes repliées sur leurs rebords de laque noire. Car quand la musique est belle et que le pianiste fait tendrement chanter les cordes, les notes sont si légères, légères, que le piano lui aussi s’envole.
Ces anges-là ont les yeux fermés de plaisir : ils écoutent.
Les scientifiques disent qu’en état d’impesanteur on grandit. Viens donc t’asseoir sur le bord du piano…!
ω
Rachmaninov – Prélude Opus 32 N° 5 en Sol majeur (Marc-André Hamelin)
HD disponible
ω
Rachmaninov – Prélude Opus 32 N° 12 en Sol dièse mineur (Marc-André Hamelin)
Pieter Bruegel l’Ancien – La parabole des aveugles – 1568
Les aveugles
Contemple-les, mon âme ; ils sont vraiment affreux ! Pareils aux mannequins, vaguement ridicules ; Terribles, singuliers comme les somnambules, Dardant on ne sait où leurs globes ténébreux.
Leurs yeux, d’où la divine étincelle est partie, Comme s’ils regardaient au loin, restent levés Au ciel ; on ne les voit jamais vers les pavés Pencher rêveusement leur tête appesantie.
Ils traversent ainsi le noir illimité, Ce frère du silence éternel. Ô cité ! Pendant qu’autour de nous tu chantes, ris et beugles,
Éprise du plaisir jusqu’à l’atrocité, Vois, je me traîne aussi ! mais, plus qu’eux hébété, Je dis : Que cherchent-ils au Ciel, tous ces aveugles ?
Charles Baudelaire (« Les Fleurs du mal »)
Jean Martin – Les aveugles – 1937 (Musée des BA Lyon)
Fernand Khnopff – Une ville abandonnée – pastel marouflé sur toile, 1904 Musée d’Art Moderne Bruxelles
Le brouillard indolent de l’automne est épars… Il flotte entre les tours comme l’encens qui rêve Et s’attarde après la grand-messe dans les nefs ; Et il dort comme un linge sur les remparts.
Il se déplie et se replie. Et c’est une aile Aux mouvements imperceptibles et sans fin ; Tout s’estompe ; tout prend un air un peu divin ; Et, sous ces frôlements pâles, tout se nivelle.
Tout est gris, tout revêt la couleur de la brume : Le ciel, les vieux pignons, les eaux, les peupliers, Que la brume aisément a réconciliés Comme tout ce qui est déjà presque posthume.
Brouillard vainqueur qui, sur le fond pâle de l’air, A même délayé les tours accoutumées Dont l’élancement gris s’efface et n’a plus l’air Qu’un songe de géométrie et de fumées.
Georges Rodenbach ( 1855-1898 ) – in Le Miroir du ciel natal – 1898
Brouillards, montez ! versez vos cendres monotones Avec de longs haillons de brume dans les cieux Que noiera le marais livide des automnes, Et bâtissez un grand plafond silencieux !
Extrait de « L’Azur », de Stéphane Mallarmé
º
Un pas, puis un autre. Doucement, prudemment, nous pénétrons le brouillard qui ne nous laisse apercevoir que les premières feuilles rousses qui jonchent le chemin.
Où conduit-il ce mince bout de ruban disparu aussitôt vu ? Quand tourne-t-il ? Et quelle est cette ombre inquiétante qui flotte dans la pâleur humide ?
Ne demandons plus rien à nos yeux impuissants et leurrés ! Laissons nos oreilles devenir nos guides. Suivons à son rythme balancé l’andante « debussyesque » de cette première des quatre pièces de la composition pour piano de Janacek, et laissons-nous léviter » Dans les brumes « . La jeune pianiste Sarah Lavaud connaît parfaitement les détours du chemin que traça, un jour de 1912, un grand compositeur tchèque.
HD disponible (Roue dentelée en bas à droite de l’écran après lancement de la vidéo)
º º º
Lorsque nous atteindrons le banc de bois luisant qui se repose en nous attendant sous le grand tilleul argenté que rien n’annonce encore, et pourtant si proche, nous ferons une halte. Là, nous entendrons couler délicatement d’entre les feuilles serrées les perles de brume. Marian Mc Partland harmonisera le blues de leur cascade arpégée depuis l’ivoire de son clavier jazzy : » In a mist » (Dans un brouillard). Claude Debussy la surveillera sûrement du coin de l’oreille…
º º º
Et bien sûr, nous ne terminerons pas cette petite expédition pianistique au milieu des peuplades d’ombres étranges qui hantent les brumes, sans rendre visite au Maître de l’impression, de la couleur et du timbre. Pourrions-nous ne pas rendre hommage à celui qui guida nos guides ? Nous nous glisserons donc voluptueusement dans les fluidités déformantes des mouvements ambigus de sa musique.
Cœurs émus, nous traverserons avec Maurizio Pollini les arcanes sonores des » Brouillards « de Claude Debussy.
Le temps efface tout comme effacent les vagues Les travaux des enfants sur le sable aplani Nous oublierons ces mots si précis et si vagues Derrière qui chacun nous sentions l’infini.
Le temps efface tout il n’éteint pas les yeux Qu’ils soient d’opale ou d’étoile ou d’eau claire Beaux comme dans le ciel ou chez un lapidaire Ils brûleront pour nous d’un feu triste ou joyeux.
Les uns joyaux volés de leur écrin vivant Jetteront dans mon cœur leurs durs reflets de pierre Comme au jour où sertis, scellés dans la paupière Ils luisaient d’un éclat précieux et décevant.
D’autres doux feux ravis encor par Prométhée Étincelle d’amour qui brillait dans leurs yeux Pour notre cher tourment nous l’avons emportée Clartés trop pures ou bijoux trop précieux.
Constellez à jamais le ciel de ma mémoire Inextinguibles yeux de celles que j’aimai Rêvez comme des morts, luisez comme des gloires Mon cœur sera brillant comme une nuit de Mai.
L’oubli comme une brume efface les visages Les gestes adorés au divin autrefois, Par qui nous fûmes fous, par qui nous fûmes sages Charmes d’égarement et symboles de foi.
Le temps efface tout l’intimité des soirs Mes deux mains dans son cou vierge comme la neige Ses regards caressants mes nerfs comme un arpège Le printemps secouant sur nous ses encensoirs.
D’autres, les yeux pourtant d’une joyeuse femme, Ainsi que des chagrins étaient vastes et noirs Épouvante des nuits et mystère des soirs Entre ces cils charmants tenait toute son âme
Et son cœur était vain comme un regard joyeux. D’autres comme la mer si changeante et si douce Nous égaraient vers l’âme enfouie en ses yeux Comme en ces soirs marins où l’inconnu nous pousse.
Mer des yeux sur tes eaux claires nous naviguâmes Le désir gonflait nos voiles si rapiécées Nous partions oublieux des tempêtes passées Sur les regards à la découverte des âmes.
Tant de regards divers, les âmes si pareilles Vieux prisonniers des yeux nous sommes bien déçus Nous aurions dû rester à dormir sous la treille Mais vous seriez parti même eussiez-vous tout su
Pour avoir dans le cœur ces yeux pleins de promesses Comme une mer le soir rêveuse de soleil Vous avez accompli d’inutiles prouesses Pour atteindre au pays de rêve qui, vermeil,
Se lamentait d’extase au-delà des eaux vraies Sous l’arche sainte d’un nuage cru prophète Mais il est doux d’avoir pour un rêve ces plaies Et votre souvenir brille comme une fête.
Et si nous regardions la vie par les interstices de la mort ?
Sous la chétive pesée de nos regards, le ciel nocturne est là, avec ses profondeurs, creusant nuit et jour de nouveaux abîmes, avec ses étincelants secrets, sa coupole de vertiges. Et nous vivrions dans la terreur de milliards d’épées de Damoclès si nous ne sentions au-dessus de nos têtes l’ordre, la beauté, le calme — et l’indifférence — d’un invulnérable chef-d’œuvre. L’aérienne, l’élastique architecture du ciel semble d’autant plus faite pour nous rassurer qu’elle n’emprunte rien aux humaines maçonneries. Celles-ci, même toutes neuves, ne songent déjà qu’à leurs ruines. L’édifice céleste est construit pour un temps sans fin ni commencement, pour un espace infini. Et rien n’est plus fait pour nous donner confiance que tout ce grave cérémonial dans l’avance et le rythme des autres, cette suprême dignité, et infaillible sens de la hiérarchie. Étoiles et planètes, gouvernées par l’attraction universelle, gardent leurs distances dans la plus haute sérénité.
Je crois aux anges musiciens mais je les vois jouer d’un archet muet sur un violon de silence. La plus belle musique — disons Bach — tend elle-même au silence. Jamais elle ne le ride, ne le trouble. Elle se contente de nous en donner des variantes qui s’inscrivent à jamais dans la mémoire.
Tout ce qu’il y a de grand au monde est rythmé par le silence : la naissance de l’amour, la descente de la grâce, la montée de la sève, la lumière de l’aube filtrant par les volets clos dans la demeure des hommes. Et que dire d’une page de Lucrèce, de Dante ou de d’Aubigné, du mutisme bien ordonné de la mise en page et des caractères d’imprimerie. Tout cela ne fait pas plus de bruit que la gravitation des galaxies ni que le double mouvement de la Terre autour de son axe et autour du Soleil… Le silence, c’est l’accueil, l’acceptation, le rythme parfaitement intégré. (…)
Jules Supervielle (in « Prose et proses » – Rythmes célestes)
Car le poète est un four à brûler le réel. De toutes les émotions brutes qu’il reçoit, il sort parfois un léger diamant d’une eau et d’un éclat incomparables. Voilà toute une vie comprimée dans quelques images et quelques phrases. Pierre Reverdy