« Qui chante là quand toute voix se tait ? « Qui chante avec cette voix sourde et pure un si beau chant ? « Serait-ce hors de la ville… »
Philippe Jaccottet
La poésie se joue du temps ! Celle du poète Rückert répond à celle d’un autre poète Jaccottet à travers la musique de Mahler et la voix de José van Dam.
– Dis Papy, les anges, ils se posent des fois ? Et les pianos, ils volent ?
– Mon enfant, les anges habitent le ciel, et au ciel on ne peut s’arrêter de voler. Alors quand ils se posent c’est toujours sur un nuage. Mais, quand les pianos volent, il n’est pas rare d’apercevoir quelques ailes repliées sur leurs rebords de laque noire. Car quand la musique est belle et que le pianiste fait tendrement chanter les cordes, les notes sont si légères, légères, que le piano lui aussi s’envole.
Ces anges-là ont les yeux fermés de plaisir : ils écoutent.
Les scientifiques disent qu’en état d’impesanteur on grandit. Viens donc t’asseoir sur le bord du piano…!
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Rachmaninov – Prélude Opus 32 N° 5 en Sol majeur (Marc-André Hamelin)
HD disponible
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Rachmaninov – Prélude Opus 32 N° 12 en Sol dièse mineur (Marc-André Hamelin)
« Une rose d’automne est plus qu’une autre exquise » Agrippa d’Aubigné
Surtout quand une femme charmante vous l’offre un matin gris au jardin des délices.
Je m’y étais rendu en souris, comme souvent, avec, ce matin-là, le désir précis d’y rencontrer une fée qui m’aurait chanté dans la langue de Schubert, l’histoire d’une rose et d’un garçon que Goethe, jadis, racontait dans ses vers. Elles étaient nombreuses, les magiciennes à la voix de velours, à vouloir me séduire, mais une seule, qui s’était parée de la pourpre ensorcelante, ramenée sans doute des rivages wagnériens qu’elle habite souvent, réussit à m’envouter avec cette anodine mais charmante petite querelle d’amoureux : Heidenröslein.
Un garçon vit une petite rose de loin, Petite rose dressée sur la lande, Elle était jeune et belle comme un matin, Il courut de près la voir, Sa vue l’emplit de joie, Petite rose, petite rose, petite rose rouge, Petite rose de la lande.
Le garçon dit : que je te cueille, Petite rose de la lande ! La petite rose dit : que je te pique, Pour que tu penses à moi dans l’éternité Et je ne veux point l’endurer, Petite rose, petite rose, petite rose rouge, Petite rose de la lande.
Et le méchant garçon cueillit La petite rose de la lande, La petite rose piqua et se défendit, Il ne lui servit à rien de crier, de gémir, Et dut bien le souffrir, Petite rose, petite rose, petite rose rouge, Petite rose de la lande.
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« Un bon tiens, dit le proverbe, vaut mieux que deux tu l’auras ! » Mais à être trop sage on passerait souvent à côté de bien des bonheurs… Quel plaisir d’avoir cédé à l’irrépressible envie de continuer mon exploration à la recherche de la Dame à la rose.
Pour récompenser mon audace, une autre fée, totalement inconnue, vint à ma rencontre, discrètement cachée sous le sépia des vieilles photos. Elle avait découvert dans une biographie de Rainer Maria Rilke qu’avait écrite en 1927 un de nos académiciens, Edmond Jaloux, la lettre qu’il dévoilait d’une femme, anonyme, amie et admiratrice du poète, rédigée comme un hommage, en forme de souvenir, à l’auteur des inoubliables « Cahiers de Malte Laurids Brigge ».
De cette lecture, Fabienne Marsaudon – c’est le nom de la fée – avait composé une chanson intitulée, étrange coïncidence, « La dame à la rose ».
Elle me l’offrit, comme une rose, dans sa lumineuse simplicité. Une caresse pour l’âme. De ces caresses qui ne trouvent leur prolongement que dans la joie du partage.
Écouter pour entendre. S’écouter pour s’entendre. S’entendre et communier !
Il ne faut que quelques mesures à ces deux là pour nous en faire une démonstration des plus convaincantes. Dès lors, toute l’attention qu’ils capteront de nous ne sera qu’admiration, plaisir, délectation. De l’œuvre évidemment – le Maître Beethoven n’est pas étranger à la chose – mais aussi, et sans l’ombre d’un doute, de l’accord parfait entre un violon et un piano qui s’observent respectueusement, se répondent avec la pertinence de la délicatesse et se rejoignent dans la lucidité de la nuance. Ils s’émeuvent l’un l’autre de leur dialogue dans lequel aucun d’eux, jamais, ne prétend imposer à son vis-à-vis la pertinence de son discours par la puissance de ses moyens. Communier dans la musique : une leçon de perfection !
Comme d’ailleurs la totalité de l’enregistrement des 10 sonates pour violon et piano de Beethoven qu’ont gravé il y a quelques mois Isabelle Faust et Alexander Melnikov, deux jeunes musiciens d’exception, deux formidables complices, qui rivalisent dans cette œuvre incontournable avec les plus mémorables duos de l’histoire, tels que Clara Haskil /Arthur Grumiaux, Martha Argerich / Gidon Kremer, Vladimir Ashkenazy / Itzak Perlman, ou encore le duo d’anthologie Pierre Barbizet / Christian Ferras, et les surpassent peut-être ici.
Smoking et robe de cérémonie sont restés au fond de la penderie. Un jean, une chemise, un pull, le silence intime et religieux d’un studio de travail et la musique, rien que la musique…
Beethoven : Sonate violon et piano Op.12 – N°2
2éme mouvement : Andante, più tosto Allegretto
Isabelle Faust joue le Stradivarius de 1702 « Belle au bois dormant »
Menaçante et mystérieuse, lieu des illusions et de l’aveuglement, noir domaine de l’inconnaissable, la nuit, insaisissable, informe, a toujours été l’engrais des inquiétudes et des angoisses des hommes.
Kandinsky – La nuit 1907
Seul le poète, l’artiste, a éclairé la nuit. En montrant les étoiles, en conversant avec les constellations, il a accompli la tâche qui lui était naturellement dévolue : ouvrir le rideau des ténèbres.
» Quand Orphée descend vers Eurydice, l’art est la puissance par laquelle s’ouvre la nuit. La nuit, par la force de l’art, l’accueille, devient l’intimité accueillante, l’entente et l’accord de la première nuit. »( Maurice Blanchot – « L’espace littéraire » )
La nuit. Est-elle ce magma d’ignorance qu’il faut traverser avec Parménide ? Est-elle cette ombre pesante de la « caverne » à laquelle il nous faut échapper ? Ou, est-elle plutôt « principe de toute chose », « déesse » invoquée par Orphée, « mère des Dieux et des hommes » ? Puissance salvatrice de l’âme à qui Novalis accorde sa « foi éternelle » ?
Personne ne saurait chercher ici une quelconque réponse « éclairée » à ces questions fondamentales, et encore moins un impossible arbitrage – O combien subjectif, à supposer qu’il fût possible – entre les deux pôles de cette indispensable opposition de deux inséparables complices, l’ombre et la lumière.
» Lumière et obscurité sont (de longue date : que l’on songe à Pascal ou à Victor Hugo…) deux métaphores de la condition ontologique, aussi bien qu’affective, intellectuelle et morale, de l’être humain. » (Jean-Michel Maulpoix – « Éléments d’un cours sur l’œuvre poétique de Philippe Jaccottet »)
« La nuit » :
Ce sera désormais une nouvelle rubrique thématique de ce blog, « Perles d’Orphée ».
Y seront invités, avec la même simplicité et la même modestie qui les accueillent dans les autres pages, les poètes, les peintres, les musiciens ou les photographes – et ils sont innombrables – qui ont regardé la nuit pour mieux l’offrir à notre questionnement et à notre admiration.
Avec eux nous partagerons les peurs et les mystères inquiétants des ténèbres, mais aussi les merveilles dont la nuit est féconde. Effrayés au récit de leurs cauchemars, envoûtés par l’enchantement des rêves qu’ils nous raconteront, nous comprendrons leurs peines et rirons de leurs joies.
Nous lirons, plongerons au fond des images, entendrons, écouterons, regarderons encore et vers eux et en nous…
Et, rejoindrons convaincus la parole de René Char :
» Dans la nuit se tiennent nos apprentissages » *
*« Sur une nuit sans ornement », in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade »
Car le poète est un four à brûler le réel. De toutes les émotions brutes qu’il reçoit, il sort parfois un léger diamant d’une eau et d’un éclat incomparables. Voilà toute une vie comprimée dans quelques images et quelques phrases. Pierre Reverdy