Elle sait les manques, les chemins à rebrousse jeunesse, les miroirs perfides…
Ile Eniger
D’un regard honnête et plein d’une profonde humanité, Ile Eniger, refusant tout effet d’époque, appréhende avec des mots justes et vrais cet inéluctable passage vers un autre âge, troublant, questionnant, inquiétant, que chaque femme doit un jour affronter et franchir.
« Vous cherchez du côté du plus grand… C’est tellement plus simple : J’attends le printemps. Ce que j’appelle le printemps n’est pas affaire de climat ou de saison. Cela peut surgir au plus noir de l’année. C’est même… »
[…]
« Le printemps n’est rien de compréhensible – c’est même ce qui lui permet de tenir dans trois fois rien – un bruit, un silence, un rire. »
O, comme j’aimerais pouvoir une fois, une seule fois, lancer cette harangue exaltée à la face de ce miroir qui, sans vergogne, me jette régulièrement au visage le triste et déplaisant portrait d’un prétentieux qui le questionne !… Juste pour tenter, une fois, une seule fois, de le persuader qu’aucun vœu ne saurait être plus humble que le désir sincère de ressembler à un Dieu.
Orphée innombrable
Parle. Ouvre cet espace sans violence. Élargis le cercle, la mouvance qui t’entoure de floraisons. Établis la distance entre les visages, fais danser les distances du monde, entre les maisons, les regards, les étoiles. Propage l’harmonie, arrange les rapports, distribue le silence qui proportionne la pensée au désir, le rêve à la vision. Parle au-dedans vers le dehors, au-dehors, vers l’intime. Possède l’immensité du royaume que tu te donnes. Habite l’invisible où tu circules à l’aise. Où tous enfin te voient. Dilate les limites de l’instant, la tessiture de la voix qui monte et descend l’échelle du sens, puisant son souffle aux bords de l’inouï. Lance, efface, emporte, allège, assure, adore. Vis.
« Abeille de cuivre chaud » (espèce pléthorique, sans risque d’extinction, hélas!)
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Juste le temps de vivre
Il a dévalé la colline Ses pieds faisaient rouler des pierres Là-haut entre les quatre murs La sirène chantait sans joie Il respirait l’odeur des arbres Il respirait de tout son corps La lumière l’accompagnait Et lui faisait danser son ombre Pourvu qu’ils me laissent le temps Il sautait à travers les herbes Il a cueilli deux feuilles jaunes Gorgées de sève et de soleil Les canons d’acier bleu crachaient De courtes flammes de feu sec Pourvu qu’ils me laissent le temps Il est arrivé près de l’eau Il y a plongé son visage Il riait de joie il a bu Pourvu qu’ils me laissent le temps Il s’est relevé pour sauter Pourvu qu’ils me laissent le temps Une abeille de cuivre chaud L’a foudroyé sur l’autre rive Le sang et l’eau se sont mêlés Il avait eu le temps de voir Le temps de boire à ce ruisseau Le temps de porter à sa bouche Deux feuilles gorgées de soleil Le temps de rire aux assassins Le temps d’atteindre l’autre rive Le temps de courir vers la femme. Juste le temps de vivre.
Alfred Sisley (1839-1899) – Le brouillard à Voisins – 1874 – Orsay.
Nebbia
Nascondi le cose lontane, tu nebbia impalpabile e scialba, tu fumo che ancora rampolli, su l’alba, da’ lampi notturni e da’ crolli d’aeree frane !
Nascondi le cose lontane, nascondimi quello ch’è morto! Ch’io veda soltanto la siepe dell’orto, la mura ch’ha piene le crepe di valeriane.
Nascondi le cose lontane: le cose son ebbre di pianto! Ch’io veda i due peschi, i due meli, soltanto, che dànno i soavi lor mieli pel nero mio pane.
Nascondi le cose lontane che vogliono ch’ami e che vada! Ch’io veda là solo quel bianco di strada, che un giorno ho da fare tra stanco don don di campane…
Nascondi le cose lontane, nascondile, involale al volo del cuore! Ch’io veda il cipresso là, solo, qui, solo quest’orto, cui presso sonnecchia il mio cane.
Giovanni Pascoli – 1899 – Canti di Castelvecchio
Camille Corot (1796-1875) – Ville-d’Avray – 1870
Brume
Tu caches les choses lointaines, toi brume impalpable et blafarde, fumée qui semble sourdre encore, vers l’aube, des éclairs nocturnes où croulent des amas de ciel !
Toi cache les choses lointaines, cache-moi tout ce qui est mort ! Que je voie seulement la haie d’entour, le murger dont les trous sont pleins de valérianes.
Cache bien les choses lointaines : les choses sont ivres de pleur ! Que je voie mes arbres fruitiers, les deux, qui donnent leur douceur de miel pour ma tranche de pain.
Cache bien les choses lointaines qui veulent que j’aime et que j’aille ! Que je ne voie là que ce blanc de route, qu’un jour je devrai prendre, au las tintement des cloches…
Oui, cache les choses lointaines, cache-les, vole-les au vol du cœur ! Que je voie le cyprès là, seul, rien que les entours, près d’ici où sommeille mon chien.
L’impossibilité de vivre se glisse en nous au début comme un caillou dans la chaussure : on le retire et on l’oublie.
Ensuite arrive une pierre plus grande qui n’est plus déjà dans la chaussure : le premier ou le dernier malentendu se mêle à l’amour ou au doute.
Viennent après d’autres échecs : la perte d’un mot, la sauvage irruption d’une douleur, une mort sur le chemin, la chute d’une feuille sur notre solitude, la vieillesse qui s’annonce comme un soir écorché par la pluie.
Nous émergeons de tout avec un tremblement qui dissout la confiance. La lune pâlit, nous commençons à nous méfier du soleil.
On peut ne pas partager les idées, ou, tout au moins, beaucoup des idées et des engagements d’un homme, et cependant demeurer sensible à sa souffrance et admiratif de son talent. On pourrait même, parfois, se sentir très proche de sa pensée intime, au point de lui envier la paternité de certaines de ses phrases.
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Arthur Adamov (1908-1970)
En 1946, juste avant de commencer à écrire pour le théâtre, Arthur Adamov, 38 ans, en publiant « L’Aveu », fait la confession publique du sentiment d’humiliation qui l’étouffe, conséquence de son impuissance sexuelle et de ses obsessions qui l’enferment dans une profonde solitude. Isolement d’autant plus fort que la politisation de son œuvre se radicalise, et, partant, le marginalise encore.
En 1969, moins d’un an avant qu’une overdose de barbituriques – volontaire ou pas – abrège sa longue agonie à travers hôpitaux et centres de désintoxication, Arthur Adamov, cet « empêché de vivre » , reprend « L’Aveu » qu’il avait en un temps renié, pour publier « Je… Ils… » qui lui donnera l’opportunité de dire sa désespérance face à l’irrémédiable perte du sacré.
Laurent Terzieff lit un extrait de « Je… Ils… »
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Ce qu’il y a ? Je sais d’abord qu’il y a moi. Mais qui est moi ? Mais qu’est-ce que moi ? Tout ce que je sais de moi, c’est que je souffre. Et si je souffre c’est qu’à l’origine de moi-même il y a mutilation, séparation.
Je suis séparé. Ce dont je suis séparé, je ne sais pas le nommer. Autrefois cela s’appelait Dieu, maintenant il n’y a plus de nom ; mais je suis séparé.
Si je n’étais pas séparé, je ne dormirais pas à chaque instant de ce lourd sommeil entrecoupé des râles du plus obscur remords. Je n’irais pas ainsi les yeux vides, le cœur lourd de désir.
Il faut voir clair. Tout ce qui en l’homme vaut la peine de vivre tend vers un seul but inéluctable et monotone : passer outre les frontières personnelles, crever l’opacité de sa peau qui le sépare du monde.
Dans l’amour, l’homme mutilé cherche à reconstruire son intégrité première. Il cherche un être hors de lui qui, se fondant en lui, ressusciterait l’androgyne primitif. Dans la contemplation il appelle cette lueur d’abîme qui soudain fait étrange tout spectacle familier, il attend ce regard unique qui dissipe les brumes sordides de l’habitude et rend à tout objet visible sa pureté essentielle. Dans la prière, il a recours à cet autre qui gît au cœur de son cœur, plus lui-même que lui, et pourtant inconnu.
Derrière tout ce qu’il a coutume de voir, l’homme cherche autre chose. Toujours il est altéré. Altéré : celui qui a soif, qui désire. Mais altéré aussi celui qui est lésé dans son intégrité, étranger à lui-même. « Alter« , c‘est toujours l’autre, celui qui manque.
Et comment l’homme ne serait-il pas altéré dans les deux sens du mot, puisque tout vit en lui, puisqu’il résume la création dont il est le terme, qu’il va vers le tout, qu’il pourrait l’être mais qu’il ne l’est pas.
« Le bruit du livre : une page que l’on tourne. « Le silence du livre : un page que l’on lit. « Comme si le passage du silence au silence « Ne pouvait se faire sans quelque gémissement. »
Edmond Jabès (« Le livre du partage »)
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Juan Gris – Le livre 1911
« Pouvoir, comme on ferme un livre, clore, un jour, ma vie, « Persuadé qu’à l’intérieur de cette clôture, un trésor est toujours caché. »
Car le poète est un four à brûler le réel. De toutes les émotions brutes qu’il reçoit, il sort parfois un léger diamant d’une eau et d’un éclat incomparables. Voilà toute une vie comprimée dans quelques images et quelques phrases. Pierre Reverdy