Je suis né pour te connaître Pour te nommer Liberté
Madeleine Peyroux – Liberté de Paul Eluard
En hommage à Samuel PATY, 47 ans, professeur assassiné, décapité, sur notre terre de France, ce 16 octobre 2020, pour avoir simplement offert à ses élèves « une chance de devenir meilleurs » en leur enseignant la liberté d’expression, la liberté de croire ou de ne pas croire…
… la Liberté, tout court !
« Qu’est-ce que la liberté ? Une multitude de points multicolores dans les paupières. »
André Breton – « La révolution surréaliste »
« Libertango » : Un hymne à un début de liberté retrouvée, fût-elle, limitée et surveillée…
Comme nous, avec prudence et hésitation, une guitare et un accordéon tentent de sortir de leur longue léthargie avant de partager mutuellement leur intimité virtuose qu’inévitablement l’ensemble de l’orchestre rejoindra en un joyeux scintillement sonore.
« Un poème au service de quelque dogme que ce soit perd une de ses ailes, tombe et boîte.
[…]
Une harmonie, une vision, un chant intérieur ne dépendent d’aucun pouvoir étranger. L’œuvre d’art, l’œuvre de poésie est l’acte libre et le seul libre. C’est être libre en ce monde que de …
“L’œuvre de Beethoven est pour nous un éternel commandement, une infaillible révélation”. (Franz Liszt)
Et si l’on considère que le final de sa neuvième symphonie nous commande, avec les mots de Schiller, de « pénétrer, ivres de feu, le sanctuaire céleste de la joie », on ne peut pourtant pas prétendre avoir entraperçu, ne serait-ce qu’une petite fois, le sourire du Maître exprimer un tel sentiment sur aucune des représentations que nous ont laissées de lui les artistes de son temps.
Mais qui sait si en ce jour de 1809, la petite souris cachée dans le bureau du directeur du Burgtheater de Vienne, n’a pas raconté à sa progéniture avoir surpris sur les lèvres du Maestro l’esquisse d’un rictus de véritable bonheur ? Rien de plus plausible : Beethoven venait de s’y voir confier la composition de la musique de scène pour la reprise de la pièce « Egmont », écrite par Goethe vingt ans plus tôt, au moment même où le jeune musicien découvrait Vienne grâce au comte Waldstein et y rencontrait Mozart.
Gageons que les souffrances d’une surdité déjà importante et, hélas, définitivement installée, n’auront pas altéré la possible tentative du Maestro d’accueillir d’un sourire satisfait pareille reconnaissance de son talent.
Quelle plus belle proposition, en effet, pour le compositeur parvenu à la pleine maturité de son art (la 5ème symphonie n’est terminée que depuis moins de deux ans) que de se voir offrir de mettre en musique une œuvre de Goethe, la figure littéraire à qui il voue depuis si longtemps une admiration quasi inconditionnelle ? Et, de surcroit, un drame tout entier dédié à la gloire de la liberté, véritable manifeste politique dans lequel s’incarnent, à travers la personnalité d’Egmont, comte flamand engagé au XVIème siècle dans la lutte pour l’indépendance des Pays-Bas Espagnols et farouchement opposé au despotisme du Duc d’Albe, représentant le roi Philippe II d’Espagne, les vertus de justice et de liberté nationale dont Beethoven a le cœur enflé.
Beethoven, certes, avait déjà affiché ses idées avec son unique opéra « Léonore » – qui deviendra « Fidélio » en 1814 – et l’ouverture « Coriolan ». Il ne cachait pas non plus une sensibilité particulière pour Napoléon, parfaite incarnation, à ses yeux, du mythe prométhéen. Cette opportunité renouvelée de servir par sa musique la grandeur d’âme d’un prince digne et courageux qui accepte le funeste sort que lui réserve sa résistance à l’oppression, ne pouvait que l’enthousiasmer, au point qu’il s’en ouvrit directement à Goethe lui-même à qui il écrivait :
« Je me suis enflammé pour Egmont aussitôt que j’ai lu votre pièce magnifique ».
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Dès l’ouverture – qui depuis bien longtemps est jouée seule, écartée des neuf autres pièces constitutives de l’œuvre désormais très rarement donnée dans son intégralité – Beethoven, sans pour autant chercher à résumer le drame, transporte l’auditeur des noirceurs des geôles jusqu’à la glorification finale du héros exécuté, en un court mais intense voyage au cœur des passions humaines promises à la scène.
– Le lent et sombre « sostenuto » en Fa mineur de la brève introduction ne laisse aucun doute sur la tragédie qui se prépare.
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– Progressivement, avec le sens raffiné de la transition qui lui est propre, Beethoven nous conduit vers le premier thème, « allegro », au cours duquel l’alternance des mouvements montants et descendants, les changements de rythme et les rapides fluctuations des tonalités se combinent pour évoquer la tension des combats, la ferveur des passions, et les douceurs de l’amour.
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– Puis tout semble s’apaiser ; mais déjà les cordes entament un nouveau tourbillon que soutient l’impatiente trépidation des basses et que ponctuent quelques roulements guerriers de timbales. Le mouvement s’intensifie, se densifie ; le crescendo à son sommet, le deuxième thème prend une dernière fois son souffle après une volée de cuivres pour se transformer finalement, en fanfare conquérante saluant le triomphe des nobles idéaux du héros. « Allegro con brio ».
Beethoven donne ici un avant goût du dixième et ultime mouvement de l’œuvre par lequel il fait écho au souhait de Goethe qui voulait que la mort d’Egmont qui conclut sa pièce ne fût pas prétexte à une lamentation, mais bien plutôt l’occasion d’une « Siegessymphonie » (symphonie de victoire).
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Lorin Maazel dirige ici le New-York Philharmonic Orchestra :
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Mais l’engouement du compositeur pour l’œuvre théâtrale dépassait évidemment sa motivation politique, et nul n’imaginerait que celui qui s’émeut si profondément devant le dévouement d’une Léonore qui risque sa vie pour sauver son époux Fidélio, soit indifférent à la détermination d’une Klärchen qui n’hésite pas à se donner la mort, désespérée de n’avoir pas pu sauver Egmont, son bienaimé. La douceur et la majesté du « larghetto » que Beethoven consacre à la mort de Klärchen en dit long sur ses affects. (Cf. version intégrale en fin de billet)
Voici comment, empruntant la voix de la soprano Deirde Angenent, la jeune femme, encore bien vivante aussitôt l’ouverture terminée, chante militairement sa flamme pour son héros guerrier. – Il se pourrait bien que Mahler se soit en partie inspiré de ce lied dynamique et engagé pour composer certains des lieder« militaires » du cycle « Des Knaben Wunderhorn ».
Die Trommel gerühret
Le tambour bat !
Le fifre joue !
Mon bien-aimé en armes,
Commande le régiment,
La lance haute,
Il mène les hommes.
Comme mon cœur bat !
Comme mon sang bouillonne !
Ô si j’avais un pourpoint
Une culotte et un casque !
Je le suivrais hors les murs
D’un pas valeureux,
J’irais par les provinces,
Et partout avec lui.
Déjà l’ennemi faiblit,
Tant nos tirs sont nourris ;
Quel inégalable bonheur
D’être un homme !
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Goethe et Beethoven, saluant et ne saluant pas la famille impériale à Teplitz en juillet 1812 (par Carl Rohling)
Si l’on peut supposer que grâce à « Egmont », le visage de Beethoven a réussi à trouver une occasion de se fendre d’un timide sourire, on ne se risquera pas à prétendre que la rencontre entre le compositeur et l’écrivain aura laissé à chacun d’eux un souvenir ému. Malgré leur incontestable considération réciproque, les deux hommes aux caractères profondément opposés ne seront pas parvenus à se rejoindre.
Pour s’en convaincre il suffit de prêter un peu d’attention à la gravure de Rohling. Sans doute lui aura-t-elle été suggérée par le récit d’un incident que raconte, après la mort de Goethe, Bettina Brentano, la tendre amie du poète, dans une lettre à l’un de ses amis :
Alors que les deux grands hommes se promènent en devisant, un jour de juillet 1812, dans les jardins de Tepliz, ils croisent la famille impériale. Aussitôt Goethe se découvre et salue avec déférence en s’écartant pour laisser le passage. Beethoven, pour sa part, décide d’enfoncer son chapeau sur sa tête, plisse encore un peu plus le front, presse le pas et lorsqu’il marque l’arrêt quelques mètres plus loin pour attendre son compagnon, il reçoit le salut des aristocrates envers qui il ne voulait montrer aucun signe de servilité.
Le sourire, à supposer qu’il eût montré le bout de ses lèvres, n’aurait décidément pas tenu bien longtemps…
Amour sacré de la Patrie,
Conduis, soutiens nos bras vengeurs
Liberté, Liberté chérie,
Combats avec tes défenseurs !
Sous nos drapeaux que la victoire
Accoure à tes mâles accents,
Que tes ennemis expirants
Voient ton triomphe et notre gloire !
La Marseillaise – 6ème couplet
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En remplaçant « Hitler » par « Djihad » on pourrait dire que ce poème a été composé un certain dimanche de janvier 2015.
Ce cœur qui haïssait la guerre
voilà qu’il bat pour le combat et la bataille !
Ce cœur qui ne battait qu’au rythme des marées, à celui des saisons,
à celui des heures du jour et de la nuit,
Voilà qu’il se gonfle et qu’il envoie dans les veines
un sang brûlant de salpêtre et de haine.
Et qu’il mène un tel bruit dans la cervelle que les oreilles en sifflent
Et qu’il n’est pas possible que ce bruit ne se répande pas dans la ville et la campagne
Comme le son d’une cloche appelant à l’émeute et au combat.
Écoutez, je l’entends qui me revient renvoyé par les échos.
Mais non, c’est le bruit d’autres cœurs, de millions d’autres cœurs
battant comme le mien à travers la France.
Ils battent au même rythme pour la même besogne tous ces cœurs,
Leur bruit est celui de la mer à l’assaut des falaises
Et tout ce sang porte dans des millions de cervelles un même mot d’ordre :
Révolte contre Hitler et mort à ses partisans !
Pourtant ce cœur haïssait la guerre et battait au rythme des saisons,
Mais un seul mot : Liberté a suffi à réveiller les vieilles colères
Et des millions de Français se préparent dans l’ombre
à la besogne que l’aube proche leur imposera.
Car ces cœurs qui haïssaient la guerre battaient pour la liberté
au rythme même des saisons et des marées,
du jour et de la nuit.
Robert Desnos né en 1900. Après avoir rejoint la résistance en 1942, il meurt en juin 1945 au camp de Thereseinstadt.
Dans la cour d’une prison proche de Séville, au XVIIIème siècle, une jeune fille, Marzelline, rêve au futur couple qu’elle souhaiterait fonder avec le nouveau garçon de courses que son père, Rocco, le geôlier, a récemment engagé.
Elle est belle, gracieuse comme la fée d’un conte, et sa voix distribue des perles du plus doux des miels : Lucia Popp s’est glissée dans le costume de Marzelline.
Admirons-la ! Écoutons-la ! Emplissons-nous de ce rare bonheur, saisi en 1968 sur une scène d’opéra !
Mais ne nous méprenons surtout pas ! Ce n’est pas Mozart, très inspiré par sa Fiordiligi, qui a composé son aria, « O wär ich schon mit dir vereint » (O puissè-je déjà être unie à toi)…
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O puissè-je déjà être unie à toi et t’appeler mon époux ! Une jeune fille, il est vrai, ne doit pas avouer la moitié de ce qu’elle pense, mais dès lors que je n’ai pas à rougir d’un tendre baiser passionné, dès lors que rien au monde ne nous l’interdit.
L’espoir emplit déjà mon cœur d’un doux plaisir inexprimable ; Comme je vais être heureuse ! Dans le repos intime de ma demeure je me réveille chaque matin, nous nous saluons pleins de tendresse, le labeur chasse les soucis. Et le travail fini, la douce nuit s’approche où nous nous reposons de nos efforts. L’espoir emplit déjà mon cœur d’un doux plaisir inexprimable ; Comme je vais être heureuse !
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Marzelline est amoureuse de Fidélio qu’elle rêve d’épouser. Le voile est levé, Beethoven s’est un instant caché derrière Mozart qu’il admirait tant.
Mais elle ne sait pas que Fidélio, en vérité, n’est autre que Léonore, déguisée en garçon pour entrer dans la prison et se rapprocher de son époux aimé, Florestan, qu’elle espère libérer avant que le gouverneur de ladite prison, le tyrannique Don Pizzaro, qui l’a mis au secret, ne le fasse arbitrairement exécuter.
Cette lumière que diffuse la belle aria de Marzelline au début de l’unique opéra écrit par Beethoven, Fidélio, ne sera donc qu’un éphémère éclair de légèreté qui bientôt va laisser place aux ombres menaçantes du drame qui se prépare dans la noirceur des cachots. Mais malgré toute la beauté que nous pourrions y rencontrer, nous déciderons pour illuminer notre journée d’automne de rester dans la cour de cette prison, proche de Séville, au XVIIIème siècle…
Johannes Vermeer (1632-1675) – La jeune fille à la perle (1665)
Non ! Cette fois-ci c’en est trop ! Je ne partirai décidément pas encore aujourd’hui pour mon île déserte au bout du monde.
Et pourtant tout était prêt, ou presque – comment pouvait-il en être autrement avec 437 kilos de bagages préparés après une sélection des plus sévères ? – N’en doutez pas !
Vérification faite, mes auteurs favoris, invités pour la circonstance, étaient déjà installés dans la malle aux livres ; pas un ne manquait à l’appel : romancier ou philosophe, historien ou essayiste, tous tenaient leurs plus belles pages à ma disposition. Aucun, parmi la myriade de poètes, n’avait essayé de fuir sa prison provisoire pour un inaccessible nuage fabricant de rêves.
Scénaristes, metteurs en scène et comédiens de tous pays, sagement confinés dans les boites de leurs vidéos espéraient l’inévitable moment de leur projection dans la lumière.
Au complet, blottis dans l’énorme malle verte, les musiciens, instruments finement accordés, n’attendaient plus que le déclic de la télécommande pour emplir l’air de leurs mélodies hypnotiques. En prêtant l’oreille, on pouvait même entendre, par delà le capiton de la valise, quelque ténor échauffant sa voix.
Déserte, mon île… ?
A ma grande satisfaction, les peintres que j’aime m’avaient chacun confié, pour flatter mon insulaire galerie, la toile – l’originale, bien évidemment – que j’avais choisie avec soin parmi leurs merveilles respectives. Seuls Léonard de Vinci et Charles Munch avaient dû me refuser la Joconde et le Cri, n’ayant pu résister à la force de rétention des musées qui abritent ces trésors, au prétexte que ce sont les tableaux les plus vus au monde. Soit ! On ne résiste pas à la force du nombre…
Je n’en consacrerai que plus de temps à La jeune fille à la perle, ce portrait mythique, peint par Vermeer, de cette jeune fille à la lèvre pulpeuse, la tête sertie d’un turban bleu, qui esquisse par dessus son épaule un sourire d’une infinie discrétion, fixé une fois pour toutes sur la toile et pourtant modifiant son expression à chaque nouveau regard posé sur lui.
Tout donc allait pour le mieux, ou presque, lorsque, malédiction, ma mémoire me signala que mon illustre adorée ne serait pas non plus du voyage, détenue encore à Bologne jusqu’à fin mai et exhibée au Palazzo Fava, pour une exposition temporaire.
Alors déception, colère, abnégation et annulation. Imaginerait-on un voyage de noces sans bienaimée ?…
Une autre fois l’île déserte… Et d’ailleurs… il y pleut en ce moment…
Je me contenterai, en attendant une nouvelle occasion, de « naviguer » en rêvant… de La jeune fille à la perle, bien sûr, – ou comme l’on disait avant le film de Peter Webber en 2003, La jeune fille au turban.
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Fin 1999, paraît un roman de Tracy Chevalier, » Girl with a pearl earing « (La jeune fille à la perle), dans lequel l’auteure anglo-américaine de romans historiques laisse pénétrer son regard au plus profond du tableau de Vermeer, jusqu’à inventer la vie de ce modèle dont le Maître peint ce célèbre portrait en 1665. Ainsi, apprend-on de la vie imaginée de la jeune Griet, issue d’une famille très modeste, qu’elle entre au service de la maison Vermeer où elle est particulièrement mal accueillie.
Avec le regard qu’elle porte sur la Delft de l’âge d’or de la peinture hollandaise, et qu’elle décrit comme un peintre le ferait avec ses pinceaux, Griet nous fait découvrir sa sensibilité artistique qui, adjointe à sa beauté, ne peut laisser insensible le Maître Vermeer. Il en fera son assistante et son modèle, l’accueillant dans son intimité et attisant ainsi dans la ville le motif du scandale.
Progressivement le roman lève un coin du voile sur la vie de Vermeer, ses relations avec Van Ruijven, son mécène, sa vision d’artiste, ses techniques de couleurs. Et bien sûr, à travers les yeux de Griet, le livre brosse le décor de cette maison dont chaque mur sert de support à une scène souvent intimiste et toujours colorée que le Maître a fixée sur la toile, comme » La femme au collier « , » La robe écarlate « ou » La laitière « . Tracy Chevalier décrit ces tableaux avec tant de simplicité et de précision qu’elle pourrait métamorphoser en voyeur le malheureux privé de ses yeux.
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En 2003, le cinéaste Peter Webber adapte ce roman à l’écran et confie les rôles de Griet à Scarlett Johansson et de Vermeer à Colin Firth. Les deux acteurs s’intègrent avec une juste délicatesse dans cet univers hollandais du XVIIème siècle. Au delà du drame humain qu’il présente, le film fait œuvre de fine pédagogie tant pour faire connaître le peintre lui-même dans son univers que pour faire pénétrer l’intimité de son œuvre. L’exceptionnelle minutie de la réalisation et la fidélité aux lumières de l’époque, telles qu’en témoignent les tableaux de Vermeer, proposent un passionnant voyage qu’il serait dommage de ne pas accomplir.
Parmi les très nombreuses nominations du film au cours des grandes compétitions cinématographiques de 2004, il ne semble pas que la musique originale d’Alexandre Desplat ait suscité de grandes émotions dans les jurys successifs. C’est peut-être pour la même raison que ce passionné de musique qui publie de belles vidéos sur internet s’est amusé à coupler quelques plans du film avec un des airs les plus célèbres de Haendel, » Lascia ch’io pianga « (Laisse-moi pleurer), extrait du deuxième acte de son opéra » Rinaldo « .
Il ne faudrait pas chercher plus loin que le mariage esthétiquement heureux des images et du son, d’autres raisons, factuelles ou historiques, à cette association. Que seul le plaisir de l’instant gouverne vos sens en visionnant ce montage réussi !
Les oiseaux libres ne souffrent pas qu’on les regarde. Demeurons obscurs, renonçons à nous, près d’eux.(René Char)
Il y a fort longtemps, dans un pays que les hommes ne connaissent plus, un roi acheta un rossignol. La voix exceptionnelle de l’oiseau devait égayer ses journées et séduire son entourage. Il installa son nouvel hôte dans une cage luxueuse et le comblait de ses nourritures favorites. Et chaque jour le roi, charmé par le chant de l’oiseau, trouvait plus beau le concert. Et chaque jour les ministres étalaient de nouveaux éloges pour flatter le bon goût du monarque et la qualité de son choix.
Tous les matins, la cage était posée une heure durant sur le rebord d’une fenêtre pour offrir à l’oiseau la fraîcheur vivifiante de l’aurore et la clarté des premières lueurs du jour. Un matin, que rien ne différenciait des autres, un autre oiseau vint se poser au plus près de la cage et murmura quelques mots au chanteur captif avant de reprendre son essor. Depuis cet instant, précisément, le rossignol se tut. Installé dans son silence, aucune des simagrées ou des suppliques du roi ne sut le convaincre de chanter à nouveau.
Désespéré, ne sachant plus que faire, le roi décida de demander l’aide du vieil ermite des montagnes dont on disait qu’il savait le langage des oiseaux. Il fit venir l’homme, lui expliqua son malheur, et le pria de questionner le rossignol sur les raisons de son mutisme.
L’oiseau dit à l’ermite :
– Autrefois, au temps où je faisais de chaque branche mon palais, ignorant des chasseurs et des cages, je ne me suis pas méfié du piège que l’on me tendait, et n’écoutant que mon insatiable appétit je me précipitai d’un coup d’aile avide dans le panier du preneur d’oiseaux. Très vite il me vendit à cet homme qui m’enferma dans cette cage. Et chaque jour je me lamente et vocifère, espérant qu’on me libèrera. Mais il ne comprend rien, et prend ma plainte pour un chant de joie et de gratitude. L’autre matin, un oiseau est venu près de ma cage et m’a dit simplement ceci : « Arrête de geindre, cesse de te lamenter, c’est pour cette raison qu’on te tient enfermé! » Alors je me suis tu.
L’ermite rapporta fidèlement au roi ce que le rossignol venait de lui confier. Perplexe, le monarque fit quelques pas pensifs autour de la pièce puis s’arrêta net. Redressant le menton, décision prise, il envoya quelques mots en direction du vieil homme :
– A quoi bon garder un rossignol qui ne chante pas? Ouvre grand la porte de sa cage!
(Il se pourrait bien que ce petit conte revenu spontanément à ma mémoire trouve sa source dans une lecture ancienne du « Cercle des menteurs » de Jean-Claude Carrière)
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Mais quand, libre, il veut conquérir la rose, le rossignol…
Il y a quelques jours je recevais un message d’Héléna – dont le blog a été le facteur déclenchant la création de « Perles d’ Orphée » – me demandant, comme à d’autres de ses complices blogueurs, un commentaire sur les livres que j’aime. Elle se proposait de réaliser le billet que voici en publiant les réponses de chacun :
Pris par d’autres activités, j’ai tout simplement oublié de lui répondre et donc « zappé » la mission. Qu’elle veuille bien m’en excuser!
Alors, un peu tard, certes, et par solidarité avec cette sympathique initiative, j’ai décidé de publier ici ma réponse d’aujourd’hui.
Chère Héléna,
Si j’avais répondu spontanément à votre demande, sans attendre, j’aurais choisi de ne vous envoyer qu’une photo de la page de couverture des « Fleurs du mal ». Sans commentaire surtout. Tout me paraissant y être contenu. Mais ce délai, involontaire, peut-être acte manqué, aura transformé ma réponse, n’altérant cependant en rien ma conviction première. Il aura simplement permis un ajustement de ma réponse à votre question.
Toujours, cependant, un seul ouvrage d’un seul auteur mais plus de volubilité de ma part :
« Une histoire de la lecture » d’Alberto Manguel,
Ce livre est une exploration rare de la lecture, un riche voyage dans l’histoire des livres. Il est aussi une plongée essentielle dans le cœur du lecteur sans qui le livre n’aurait aucune raison d’être. « Tout écrit dépend de la générosité du lecteur », écrit Manguel. (page 216), et il ajoute quelques lignes plus bas : « Depuis le début, la lecture est l’apothéose de l’écriture ».
Manguel considère la lecture du côté du lecteur, et ça fait du bien. C’est le lecteur qu’il est lui-même d’abord, qui écrit ; sans nul doute marqué par le souvenir toujours présent de cet autre lecteur à la forte personnalité, Jorge-Luis Borgès. Avançant inexorablement vers la cécité, Borgès avait demandé au jeune homme qu’il était alors à Buenos Aires, de lui faire la lecture. Quelle expérience!
Si souvent l’histoire a besoin de la chronologie, l’auteur ici s’en affranchit sans tarder et avec bonheur, en intitulant déjà son premier chapitre : « La dernière page ». Le ton est donné d’entrée.
L’ouvrage constitue une bibliothèque à lui seul, mais une bibliothèque qui contiendrait les clés pour en ouvrir mille autres. Au delà du plaisir de lire et d’apprendre, qu’il nous offre comme une évidence, il est hommage à la lecture et encouragement à lire encore, s’il en était besoin. Et subrepticement il nous suggère une voie pour lire autrement… mieux sans doute.
« Nous lecteurs d’aujourd’hui, que l’on dit menacés d’extinction, nous avons encore à apprendre ce que c’est que de lire. » (page 39)
Manguel nous enrichit à chaque page par son incommensurable érudition. Il nous charme par sa simplicité et nous fait partager son amour immodéré des livres qui suffirait, selon lui, à en justifier le vol.
Si ce billet avait pour effet de donner envie à quelqu’un ou à quelqu’une de lire « Une histoire de la lecture », qu’il ou elle m’autorise ce petit conseil pratique : Pour savourer plus encore le plaisir suave de votre lecture, n’hésitez pas à choisir cet ouvrage dans l’édition publiée par Actes sud… pour le format et le papier. Un livre s’adresse à tous nos sens, celui-ci surtout.
Pardon, chère Héléna d’avoir fait faux-bond à votre publication. Puisse l’enthousiasme que j’ai exprimé ici compenser un peu ma fâcheuse distraction.
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Alberto Manguel
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Olivier Barrot a présenté ce livre ainsi, dans sa rubrique « Un livre, un jour » :
Je suis dur Je suis tendre Et j’ai perdu mon temps A rêver sans dormir A dormir en marchant Partout où j’ai passé J’ai trouvé mon absence Je ne suis nulle part Excepté le néant Mais je porte accroché au plus haut des entrailles A la place ou la foudre a frappé trop souvent Un cœur ou chaque mot a laissé son entaille Et d’où ma vie s’égoutte au moindre mouvement
Pierre Reverdy(La liberté des mers)
Illustration musicale : « Still life » extrait de la musique du film Frida
Car le poète est un four à brûler le réel. De toutes les émotions brutes qu’il reçoit, il sort parfois un léger diamant d’une eau et d’un éclat incomparables. Voilà toute une vie comprimée dans quelques images et quelques phrases. Pierre Reverdy