Il n’y a semble-t-il qu’un moyen de se sortir de l’impossible, l’impossible lui-même. Ce conte venu d’un vieux temps et d’un pays lointain en est une bien amusante illustration.
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Shah Ismail I – fondateur de la dynastie des Safavides
Dans la Perse safavide du XVIème siècle vivait, dans un somptueux palais près de Tabriz, un richissime émir puissant de toute la confiance que son seigneur le Shah plaçait en lui. Il s’appelait Mehran.
« Mehran, le père extasié ». Son entourage l’avait surnommé ainsi tant il nourrissait pour sa fille Hengameh (merveille en langue persane) un amour paternel sans borne et sans égal. Hengameh était née, treize ans avant les faits de ce récit, de Feyrouzah (précieuse), qui ne survécut pas aux douleurs de l’accouchement. Ce décès attrista si profondément Mehran que toute sa passion se reporta sur cette enfant, fruit de leur union ; et très vite Hengameh occupa toute la place que le cœur déchiré de Mehran pouvait consacrer à l’amour. Il faut dire que depuis que Feyrouzah était devenue sa favorite, et aussi longtemps qu’elle demeura près de lui, Mehran, jamais, n’accorda ses faveurs à aucune de ses autres épouses. Toutes les femmes de la terre se confondaient en elle seule.
Évidemment rien n’était trop beau, trop grand ou trop cher pour la fille que lui avait laissée son aimée. Non seulement il comblait Hengameh des présents les plus nobles, mais il lui était impossible de résister à ses caprices, fussent-ils les plus fous ; il savait que très vite désormais arriverait le moment de la séparation, celui, inéluctable, où il devra la laisser rejoindre un époux qui la fera mère à son tour. Aussi avait-il décidé que chaque instant passé avec sa douce fille serait pour lui une occasion supplémentaire de donner vie aux désirs, quels qu’ils fussent, de son enfant adorée.

« photography by Matan Reichman – mtyaad.blogspot.co.il »
Un jour, alors que la jeune Hengameh venait de passer une bonne partie de son après-midi à regarder, fascinée, se former des perles d’eau à la retombée des gerbes légères que le jet d’eau, depuis le centre du bassin, envoyait vers le ciel, elle eut une idée, un caprice, aussi naïf que nouveau, qu’elle comptait bien que son père, une fois encore, exaucerait.
– Père, lui dit-elle, Père, je voudrais tellement avoir un collier en perles d’eau, ces perles joyeuses qui se bousculent au pied du jet d’eau dans le grand bassin.
– Ma douce, ma tendre Hengameh, comment pourrais-je te le refuser ? Tu l’auras ton collier. Je m’en occupe immédiatement. Et Mehran de faire aussitôt signe au factotum qui habitait son ombre : – Je veux que demain à 10 heures tous les joailliers et orfèvres qui fournissent le palais soient rassemblés dans le jardin autour du grand bassin. Va !
Le lendemain matin, à 11 heures, après avoir volontairement laisser s’impatienter les artisans alléchés par les commandes qu’ils escomptaient se voir confier, l’émir Mehran, resplendissant dans sa tenue de soie lamée aux reflets d’émeraude, la tête surmontée d’un somptueux turban blanc pailleté d’or, se montra en haut des marches. D’un seul mouvement la quinzaine de bijoutiers présents s’inclina docilement dans un murmure désordonné de saluts respectueux, voire obséquieux. D’un geste imperceptible de maître marionnettiste le prince les fit se redresser. Il leur dit :
– Je souhaite offrir à ma fille chérie un éblouissant collier de perles… (Dans tous les regards déjà brillaient les lumières des généreux profits). Mais pas de ces perles que vous avez l’habitude de traiter, que l’on cueille sur les quais de nos ports, fraîchement arrivées d’îles lointaines, non ; celles que vous voyez là, tout près de vous, cristallines, au pied des gerbes de ce jet d’eau.
Stupéfaction générale. Le plus ancien de la corporation qui avait de fort longue date fait la preuve de son sérieux et de son talent auprès de l’émir et de sa cour, leva la main et commença à expliquer avec force précaution au prince, s’évertuant à chasser le mot « bulle » de son vocabulaire, que la chose était impossible, que ce n’était que de l’eau, qu’il ne s’agissait pas ici de vraies perles…etc…etc. Mehran interrompit cette litanie de l’impuissance d’un doigt dressé, péremptoire, qui du même coup missionnait deux gardes en direction de l’insolent, prompts à l’emmener à la prison du palais.
L’assistance s’était pétrifiée. Un autre bijoutier, toutefois, décida de briser la chape de silence et tenta de dire avec mille circonlocutions qu’il pourrait essayer mais que malgré sa haute compétence en orfèvrerie il doutait vraiment que le résultat… Le doigt du prince se leva à nouveau, impitoyable, et les gardes prirent aussitôt en charge le nouvel incapable.

Mohammad Ghaffâri (Kamâl-ol-Molk) – L’orfèvre de Bagdad et son apprenti, 1902
C’est alors qu’un jeune orfèvre, qui avait compris que bientôt toute la confrérie se trouverait enfermée dans les geôles du palais, s’avança devant le groupe et tint avec bravoure ce langage au prince :
– Seigneur, je ne suis ni le plus ancien, ni le plus expert de tous ces artisans renommés qui sont là aujourd’hui, rassemblés pour te servir, mais j’ai ramené quelques secrets de mes voyages, et je veux bien faire pour ta fille le plus beau collier du monde avec ces perles d’eau. Et gratuitement. En effet, Seigneur, l’honneur de te servir sera ma plus belle récompense ; je souhaite seulement que tu acceptes mes deux conditions.
– Qu’à cela ne tienne, dit avec solennité l’émir, je les accepte d’avance. Quelles sont-elles ?
– La première, Seigneur : que tu libères mes deux honorables confrères que tu viens de jeter en prison… (La phrase n’était pas terminée que déjà Mehran d’un geste avait ostensiblement transmis un ordre en ce sens)
– La seconde, continua le jeune orfèvre, est tout entière tournée vers le plus grand désir que nous avons en commun : le bonheur de ta chère fille. Aussi, pour que chacune des perles qui formera le collier soit à sa totale convenance, afin qu’aucune d’entre elles ne lui soit jamais prétexte à un quelconque regret ou à quelque possible déception, je souhaite qu’elle les choisisse et les recueille elle-même dans ce bassin. Dès qu’elle en aura rassemblé une bonne centaine tu me les feras parvenir par ton plus zélé messager, et dans l’instant, mes ouvriers, mes apprentis et moi-même, mettrons jour et nuit, tout notre cœur et toute notre science au service de l’accomplissement de notre plus pur chef-d’œuvre, pour donner pleine satisfaction à ta Grandeur, O Mon Prince !