Vient de paraître sur « De braises et d’ombre » :
Le silence et la rêverie
« Alors le rêveur est tout fondu en sa rêverie. Sa rêverie est sa vie silencieuse. C’est cette paix silencieuse que veut nous communiquer le poète. »
Gaston Bachelard
Gaston Bachelard
Irrépressible et trop humaine curiosité de découvrir ce que cache le secret royaume des morts, ou ardente et juvénile impatience de retrouver l’âme sœur qu’il pensait détenue à tout jamais au tréfonds des ténèbres éternelles et du silence, Orphée se retourne vers sa bienaimée à l’instant même où il va réaliser son vœu le plus cher : la ramener à la lumière.
Rompu le pacte avec Hadès. Eurydice disparait définitivement dans les brumes de l’Enfer.
A moins que, comme veulent nous le faire admettre quelques plumes contemporaines telles que Cocteau – rejoignant ici Offenbach – ou, plus vivement encore, la suédoise Ebba Lindqvist, Eurydice, en femme moderne désireuse de manifester son indépendance, n’ait voulu prendre seule son destin en charge et n’ait délibérément refusé de suivre Orphée, préférant demeurer ombre vouée au silence des abysses plutôt que revenir à la lumière en épouse soumise.
Qui avait dit que je voulais te suivre, Orphée ?
Pourquoi étais-tu si sûr de me chercher ici ?
De me forcer pas à pas en arrière ?
…
[…] Je choisis de vivre dans l’Hadès.
Ce ne fut pas le serpent qui me choisit. Ce fut moi qui choisis le serpent.
Je le vis dans la prairie entre les fleurs. Je désirai le venin.
D’abord ici, au pays des ténèbres, j’ai la force de vivre.
Ebba Lindqvist (Citations tirées du passionnant article de Julie Dekens : « Rester aux enfers : le bonheur paradoxal d’Eurydice »)
En toute hypothèse cependant, que l’on s’en tienne aux interprétations classiques du chant IV des Géorgiques de Virgile et du livre X des Métamorphoses d’Ovide, ou que l’on adopte la vision moderne du mythe recomposé qui accorde une place plus conséquente à une Eurydice devenue, hélas, féministe radicale, notre pauvre Orphée abandonné à son fantasme n’a plus désormais pour compagne et amie que sa lyre.
Avec elle, il chante sa déchirante plainte, « J’ai perdu mon Eurydice », qui, pour aussi belle qu’elle soit, ne changera plus son triste sort de veuf inconsolé. Et c’est en cela sans doute que la mort est belle, qui « seule donne à l’amour son vrai climat », comme le disait Jean Anouilh.
Mais ne pourrait-on pas imaginer, comme on le fit jadis avec le nez de Cléopâtre, le nouveau geste de clémence qu’Hadès eût consenti, ou la métamorphose rétrograde qu’eût subie la moderne Eurydice, si le Dieu ou l’épouse, selon l’hypothèse envisagée, avait entendu la plainte d’Orphée ainsi chantée ?
Eussions-nous dû nous en plaindre ou nous en réjouir, nul ne le sait, mais la splendeur céleste de la voix qui, assurément, aurait attendri Eurydice ou charmé Hadès une seconde fois, aurait indéniablement reformé le couple mythique.
Franco Fagioli eût-il été le Cyrano d’Orphée, la face du monde…
Le contre-ténor Franco Fagioli chante « Che faró senza Euridice » (J’ai perdu mon Eurydice), extrait de l’opéra de Gluck « Orphée et Eurydice ». Voix enregistrée au Château de Versailles le 7 novembre 2013. Il ne semble pas exister actuellement d’enregistrement de cette interprétation dans le commerce, et c’est bien regrettable.
« Heureux deux amis qui s’aiment assez pour savoir se taire ensemble » disait Charles Péguy.
C’est assurément dans ce silence partagé que se reconstitue l’unité, la communauté intime propre à l’amitié, dans laquelle deux esprits naturellement affectés d’une grande considération réciproque fusionnent en une seule âme, laissant de fait les mots du dialogue, eussent-ils été des plus cordiaux, à leur humaine vanité. Il y a nécessairement dans l’amitié une part spirituelle qui finit toujours par se superposer au verbe jusqu’à le rendre au silence.
Mais doit-on pour autant ne pas reconnaître aux mots du dialogue toute leur force expressive quand la parole atteint, comme dans ces deux exemples empruntés au cinéma, à autant de sensibilité et autant de qualité à la fois esthétique et humaine ?
Il n’en demeure pas moins que, la connivence, la complicité, la considération, le respect, une fois échangés par l’entremise des mots, c’est dans le silence ultime et réciproque d’un simple geste, d’un regard ou d’une attitude spontanément adoptée dans une commune symétrie que s’exprime tout entier le sentiment profond d’amitié.
La vérité du dialogue ne résiderait-elle pas dans ses silences ?
Dans ce film de André Haguet de 1952, tiré de la pièce de Gilbert Cesbron, le Docteur Schweitzer (Pierre Fresnay), médecin missionnaire, vient dans les années 1910 au Gabon, alors colonie française, pour aider le pays à lutter contre le paludisme meurtrier qui sévit. Il y rencontre entre autres sérieuses difficultés, l’opposition de l’Administrateur de la région. Mais il trouvera le soutien du Père Charles (Jean Debucourt) avec qui il se lie d’amitié.
En 1936, Jean Renoir porte à l’image la pièce éponyme de Maxime Gorki, avec de jeunes acteurs très prometteurs : Jean Gabin et Louis Jouvet.
Pépel (Gabin) cambrioleur patenté se fait surprendre par le propriétaire de la maison qu’il est en train de dévaliser, un baron ruiné (Jouvet) qui attend la visite des huissiers qui vont tout saisir chez lui. Les deux hommes sympathisent et deviennent amis. Ce qui nous vaut cette scène bucolique d’amicales confidences interprétée magnifiquement.
La voix dans l’intervalle
Peut-être devons-nous parler encore un peu plus bas,
De sorte que nos voix soient un abri pour le silence ;
Ne rien dire de plus que l’herbe en sa croissance
Et la ruche du sable sous le vent.
L’intervalle qui reste à nommer s’enténèbre, ainsi
Que le gué traversé par les rayons du soir, quand le courant
Monte jusqu’à la face en extase des arbres.
(Et déjà dans le bois l’obscur a tendu ses collets,
Les chemins égarés qui reviennent s’étranglent.)
Parler plus bas, sous la mélancolie et la colère,
Et même sans espoir d’être mieux entendus, si vraiment
Avec l’herbe et le vent nos voix peuvent donner asile
Au silence qui les consacre à son tour, imitant
Ce retrait du couchant comme un long baiser sur nos lèvres.Jacques Réda (in Amen – Poésie Gallimard)
L’infinito
Sempre caro mi fu quest’ermo colle,
e questa siepe, che da tanta parte
dell’ultimo orizzonte il guardo esclude.
Ma sedendo e mirando, interminati
spazi di là da quella, e sovrumani
silenzi, e profondissima quiete
io nel pensier mi fingo, ove per poco
il cor non si spaura. E come il vento
odo stormir tra queste piante, io quello
infinito silenzio a questa voce
vo comparando: e mi sovvien l’eterno,
e le morte stagioni, e la presente
e viva, e il suon di lei. Così tra questa
immensità s’annega il pensier mio :
e il naufragar m’è dolce in questo mare.
Giacomo Leopardi (Canti – 1819)
Toujours j’aurai aimé ce coteau solitaire,
et cette haie qui dérobe au regard
une grande partie de l’extrême horizon.
Mais assis je contemple, et en pensée
me crée des espaces illimités
au-delà d’elle, des silences surhumains,
et une quiétude profonde.
Peu s’en faut qu’alors mon cœur ne s’effraie.
Et quand j’entends le vent bruire dans ces feuillages,
à cette proche voix le silence infini
je vais mesurant : et l’éternité
en moi advient, et les mortes saisons,
et celle-ci, vivante, et sa rumeur.
Dans cette immensité s’abîme ma pensée,
et naufrager m’est doux dans cette mer.
Traduction : Arlette Estève
Musique : Choral de Bach « Ich ruf zu Dir, Herr Jesu Christ » (Je t’appelle Seigneur Jésus)
« Le bruit du livre : une page que l’on tourne.
« Le silence du livre : un page que l’on lit.
« Comme si le passage du silence au silence
« Ne pouvait se faire sans quelque gémissement. »
Edmond Jabès (« Le livre du partage »)
« Pouvoir, comme on ferme un livre, clore, un jour, ma vie,
« Persuadé qu’à l’intérieur de cette clôture, un trésor est toujours caché. »
Fernando Pessoa
« Le cœur n’a pas de rides, il n’a que des cicatrices » disait Colette.
Mais chacun sait que les cicatrices ne font mal que tant qu’elles se préparent à le devenir, surtout quand le pourquoi de la blessure ne répond pas et que se tait l’improbable raison qui arme l’ami du trait du silence.
Comme tu verserais un baume sur tes plaies, emplis, pour l’apaiser, ce vide douloureux d’un chant d’amour et de beauté!
« Si tu chantes la beauté, même dans la solitude du désert, tu trouveras une oreille attentive. » Khalil Gibran
♦
« Una limosna por el amor de Dios » – Agustin Barrios Mangoré
(Une aumône pour l’amour de Dieu)
Guitare : Fausta lo Giudice
« Écrits comme un monument funéraire
pour Véra Ouckama Knopp
au château de Muzot en février 1922″
C’est ainsi que Rainer-Maria Rilke complète le titre des « Sonete an Orpheus » (Sonnets à Orphée). Dans une lettre à Gertrude Ouckama Knopp, la mère de Vera, la jeune musicienne de 19 ans que la vie vient d’abandonner, le poète écrit : « En quelques jours de saisissement immédiat, alors que je pensais m’atteler à tout autre chose, ces sonnets m’ont été donnés.«
Dans le même élan, Rilke écrira les dernières « Elégies de Duino » et vers la fin de ce mois de février réalisera la deuxième partie des « Sonnets à Orphée ». A propos de l’intensité créatrice de son séjour à Muzot, il dira qu’il était pris dans une « tempête », dans un « ouragan » qui ne lui laissait guère le temps de se nourrir. C’est sans doute cette ferveur qui confère une sorte de gémellité, bien que leurs formes soient différentes, aux « Élégies » et aux « Sonnets », deux œuvres (traduites, hélas) que je mettrais volontiers dans l’immense malle qu’il me faudra pour aller sur mon île déserte.
Voici, juste pour faire sentir le nectar des vers de Rilke, comme on humerait, avant dégustation, le bouchon à peine ôté d’un très grand cru, le premier « Sonnet à Orphée ». Le « veuf », » l’inconsolé » chante, s’accompagnant avec sa lyre. La musique – toujours elle – qui apaise les âmes les plus troublées, charme les animaux envoûtés jusqu’à leur dresser des « temples dans l’ouïe ».
Da stieg ein Baum. O reine Übersteigung!
O Orpheus singt! O hoher Baum im Ohr!
Und alles schwieg. Doch selbst in der Verschweigung
ging neuer Anfang, Wink und Wandlung vor.Tiere aus Stille drangen aus dem klaren
gelösten Wald von Lager und Genist;
und da ergab sich, daß sie nicht aus List
und nicht aus Angst in sich so leise waren,sondern aus Hören. Brüllen, Schrei, Geröhr
schien klein in ihren Herzen. Und wo eben
kaum eine Hütte war, dies zu empfangen,ein Unterschlupf aus dunkelstem Verlangen
mit einem Zugang, dessen Pfosten beben, –
da schufst du ihnen Tempel im Gehör.Rainer-Maria Rilke (« Sonette an Orpheus »)
Lors s’éleva un arbre. O pure élévation ! O c’est Orphée qui chante !
O grand arbre en l’oreille ! Et tout se tut.
Mais cependant ce tu lui-même
fut commencement neuf, signe et métamorphose.
De la claire forêt comme dissoute advinrent
hors du gîte et du nid des bêtes de silence;
et lors il s’avéra que c’était non la ruse
et non la peur qui les rendaient si silencieuses
mais l’écoute. En leurs cœurs, rugir, hurler, bramer
parut petit. Et là où n’existait qu’à peine
une cabane, afin d’accueillir cette chose,
un pauvre abri dû au désir le plus obscur,
avec une entrée aux chambranles tout branlants,
tu leur fis naître alors des temples dans l’ouïe.
Traducteur inconnu
Or, un arbre monta, pur élan, de lui-même.
Orphée chante ! Quel arbre dans l’oreille !
Et tout se tut. Mais ce silence était
lui-même un renouveau : signes, métamorphose…Faits de silence, des animaux surgirent
des gîtes et des nids de la claire forêt.
Il apparut que ni la ruse ni la peur
ne les rendaient silencieux ; c’étaità force d’écouter. Bramer, hurler, rugir,
pour leur cœur c’eût été trop peu. Où tout à l’heure
une hutte offrait à peine un pauvre abri,— refuge fait du plus obscur désir,
avec un seuil où tremblaient les portants, —
tu leur dressas des temples dans l’ouïe.
Traduction Maurice Betz 1942 – ami très proche du poète.
Sous la chétive pesée de nos regards, le ciel nocturne est là, avec ses profondeurs, creusant nuit et jour de nouveaux abîmes, avec ses étincelants secrets, sa coupole de vertiges. Et nous vivrions dans la terreur de milliards d’épées de Damoclès si nous ne sentions au-dessus de nos têtes l’ordre, la beauté, le calme — et l’indifférence — d’un invulnérable chef-d’œuvre. L’aérienne, l’élastique architecture du ciel semble d’autant plus faite pour nous rassurer qu’elle n’emprunte rien aux humaines maçonneries. Celles-ci, même toutes neuves, ne songent déjà qu’à leurs ruines. L’édifice céleste est construit pour un temps sans fin ni commencement, pour un espace infini. Et rien n’est plus fait pour nous donner confiance que tout ce grave cérémonial dans l’avance et le rythme des autres, cette suprême dignité, et infaillible sens de la hiérarchie. Étoiles et planètes, gouvernées par l’attraction universelle, gardent leurs distances dans la plus haute sérénité.
Je crois aux anges musiciens mais je les vois jouer d’un archet muet sur un violon de silence. La plus belle musique — disons Bach — tend elle-même au silence. Jamais elle ne le ride, ne le trouble. Elle se contente de nous en donner des variantes qui s’inscrivent à jamais dans la mémoire.
Tout ce qu’il y a de grand au monde est rythmé par le silence : la naissance de l’amour, la descente de la grâce, la montée de la sève, la lumière de l’aube filtrant par les volets clos dans la demeure des hommes. Et que dire d’une page de Lucrèce, de Dante ou de d’Aubigné, du mutisme bien ordonné de la mise en page et des caractères d’imprimerie. Tout cela ne fait pas plus de bruit que la gravitation des galaxies ni que le double mouvement de la Terre autour de son axe et autour du Soleil… Le silence, c’est l’accueil, l’acceptation, le rythme parfaitement intégré. (…)
Jules Supervielle (in « Prose et proses » – Rythmes célestes)
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