Fulgurances – I – O mémoire !

Vient de paraître sur « De Braises et d’Ombre » :

Fulgurances – I – O mémoire !

Fulgurances :

Une nouvelle rubrique pour accueillir sans filtres, sans préambule ni commentaires, une pépite de l’instant, trouvée sans avoir été cherchée. Littéraire, philosophique, poétique, musicale, ou ce qu’elle sera, peu importe, à partir du moment où elle aura été la source d’une mienne émotion, soudaine et forte… et que j’aurai souhaité tout simplement en faire une page de ce journal ouvert, la partageant dans l’élan brutal, primaire, de sa révélation ou, peut-être, de sa redécouverte.

Fulgurances – I – O mémoire !

Une réflexion (déjà ancienne et pourtant si actuelle) de George Steiner sur l’importance capitale de la mémoire dans l’apprentissage et l’enseignement.

Lire, méditer… partager !

Le Bonheur – ‘La Dicha’

Vient de paraître sur « De Braises et d’Ombre » :

Le Bonheur – ‘La Dicha’

Tout se passe pour la première fois… Mais éternellement !

J.L. Borges

Un poème en forme d’inventaire encyclopédique comme les aime Borges pour nous confirmer qu’il est – que nous sommes tous – toute l’humanité.
Et si le fondement de son bonheur – du nôtre – était contenu dans la modeste conscience de cette totalité ?

Lire, voir, écouter . . . !

‘Quatrième Élégie’

Vient de paraître sur « De Braises et d’Ombre » :

‘Quatrième Élégie’

« Le visage d’Anna Akhmatova est la seule chose magnifique qui nous reste au monde. »

Joseph Brodsky  (mars 1966, peu après le décès d’Anna Akhmatova)

Anna Akhmatova par Yuri Annenkov – 1921

‘Visage miroir de l’âme’, disait quelqu’un…
Qui, mieux que cette immense poétesse russe pourrait donner tout son sens à cette juste affirmation ?
Mais, et c’est là que réside le génie du poète, chacun de ses vers reflète un peu la nôtre.

Ce poème élégiaque comme un miroir tendu vers nous…

Lire, voir, écouter . . . !

Mon père – Il y a quarante ans

Car ce cœur fier que rien de bas ne peut séduire,
Ô père, est bien à toi, qui toujours as fait luire
Devant moi, comme un triple et merveilleux flambeau,
L’ardeur du bien, l’espoir du vrai, l’amour du beau !

Théodore de Banville – « À mon père » (Février 1846)

Il y a quarante ans, le 31 décembre 1979, la chère voix qui, avec naturel et simplicité, ne manquait jamais l’occasion de saluer, pour ma gouverne, entre autres valeurs humaines, les vertus de la liberté et de l’indépendance, s’est tue.

En un éclair qu’aucun nuage n’avait annoncé, le caillot qui devait définitivement foudroyer ce cœur si généreux, cet après-midi-là, en atteignant son sinistre dessein, coagulait du même coup le monde insouciant qui était le mien.
Mon père s’en était allé au destin, (selon cette belle expression empruntée au code d’ Hammourabi).

C’est à lui, et à lui seul, que je dois l’amour de la musique, et c’est à travers elle que, depuis quarante an, nous communiquons.
Cela me donne aujourd’hui le droit de lui reprocher avec la plus tendre et souriante véhémence de m’avoir passé tant de caprices aux heures des leçons de solfège…

Papa, tu avais le piano romantique et le violon joyeux… et virtuose !

Ce billet comme un modeste petit caillou blanc sur une grosse pierre noire qui abrite pour l’éternité, depuis quarante ans, mon père que j’aimais tant.

Ils ont fondu dans une absence épaisse,
L’argile rouge a bu la blanche espèce,
Le don de vivre a passé dans les fleurs !
Où sont des morts les phrases familières,
L’art personnel, les âmes singulières ?
La larve file où se formaient des pleurs.

Paul Valéry – « Le cimetière marin »

La mémoire et la mer

La marée, je l’ai dans le cœur
Qui me remonte comme un signe
Je meurs de ma petite sœur,
De mon enfance et de mon cygne
Un bateau, ça dépend comment
On l’arrime au port de justesse
Il pleure de mon firmament
Des années lumières et j’en laisse
Je suis le fantôme jersey
Celui qui vient les soirs de frime
Te lancer la brume en baiser
Et te ramasser dans ses rimes
Comme le trémail de juillet
Où luisait le loup solitaire
Celui que je voyais briller
Aux doigts de sable de la terre

Rappelle-toi ce chien de mer
Que nous libérions sur parole
Et qui gueule dans le désert
Des goémons de nécropole
Je suis sûr que la vie est là
Avec ses poumons de flanelle
Quand il pleure de ces temps-là
Le froid tout gris qui nous appelle
Je me souviens des soirs là-bas
Et des sprints gagnés sur l’écume
Cette bave des chevaux ras
Au raz des rocs qui se consument
Ô l´ange des plaisirs perdus
Ô rumeurs d’une autre habitude
Mes désirs dès lors ne sont plus
Qu´un chagrin de ma solitude

Et le diable des soirs conquis
Avec ses pâleurs de rescousse
Et le squale des paradis
Dans le milieu mouillé de mousse
Reviens fille verte des fjords
Reviens violon des violonnades
Dans le port fanfarent les cors
Pour le retour des camarades
Ô parfum rare des salants
Dans le poivre feu des gerçures
Quand j’allais, géométrisant,
Mon âme au creux de ta blessure
Dans le désordre de ton cul
Poissé dans des draps d’aube fine
Je voyais un vitrail de plus,
Et toi fille verte, mon spleen

Les coquillages figurant
Sous les sunlights cassés liquides
Jouent de la castagnette tant
Qu´on dirait l’Espagne livide
Dieux de granits, ayez pitié
De leur vocation de parure
Quand le couteau vient s’immiscer
Dans leur castagnette figure
Et je voyais ce qu´on pressent
Quand on pressent l’entrevoyure
Entre les persiennes du sang
Et que les globules figurent
Une mathématique bleue,
Sur cette mer jamais étale
D´où me remonte peu à peu
Cette mémoire des étoiles

Cette rumeur qui vient de là
Sous l’arc copain où je m’aveugle
Ces mains qui me font du fla-fla
Ces mains ruminantes qui meuglent
Cette rumeur me suit longtemps
Comme un mendiant sous l’anathème
Comme l´ombre qui perd son temps
À dessiner mon théorème
Et sous mon maquillage roux
S’en vient battre comme une porte
Cette rumeur qui va debout
Dans la rue, aux musiques mortes
C’est fini, la mer, c’est fini
Sur la plage, le sable bêle
Comme des moutons d’infini…
Quand la mer bergère m’appelle

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Kaddish

Le 27 janvier 1945, il y a 70 ans, en Pologne, non loin de Cracovie, les soldats russes ouvraient les portes d’un enfer qui aurait fait frissonner d’horreur Dante lui-même, au sommet de son impressionnante imagination : ils libéraient le camp d’extermination nazi d’Auschwitz – Birkenau, la plus effroyable usine de destruction du genre humain qui fût jamais inventée.

Félix Nussbaum - Le triomphe de la mort - 1944 "Si je meurs, ne laissez pas mes peintures me suivre, mais montrez-les aux hommes"

Félix Nussbaum – Le triomphe de la mort – 1944
« Si je meurs, ne laissez pas mes peintures me suivre, mais montrez-les aux hommes »

En 1914, par « un miracle de sympathie intuitive » avec l’âme juive, selon l’expression de Vladimir Jankélévitch, Maurice Ravel – athée, ou, pour le moins, agnostique – composait deux « mélodies hébraïques », dont l’une est la mise en musique d’une des prières majeures de la liturgie juive, « Kaddish ». Cette glorification du nom de Dieu qui suppose toujours d’être prononcée en groupe (10 personnes au  moins) revêt diverses formes, et l’une d’elles, tout entière elle aussi consacrée à la sanctification de l’Éternel, constitue la prière des endeuillés, bien que jamais la mort n’y soit évoquée.

Dans cet arrangement pour ensemble à cordes de « Kaddish », le violoncelle prend la place du récitant, et rend les paroles bien inutiles. Seule la force magique de la musique laisse chacun libre de se souvenir avec ses propres mots et ses propres images, de se recueillir comme il le conçoit, de méditer avec ou sans Dieu, sans que jamais, pour autant, ne se relâche le lien de communion que noue l’indispensable instant de mémoire.

Le devoir de mémoire devrait consister en cette obligation à laquelle chacun, chaque jour, se soumettrait, et qui consisterait à regarder sa propre image dans le miroir de l’Histoire : rien ne prouve que la peur de s’y voir en victime serait plus forte que l’horreur de s’y rencontrer en uniforme de bourreau.

Quel meilleur moyen de rester vigilant ?

Se souvenir

Louis Lottier - Vue générale de Beyrouth depuis Wadi Abou Jémil - 1860

Louis Lottier – Vue générale de Beyrouth depuis Wadi Abou Jémil – 1860

En montagne libanaise

Se souvenir – du bruit du clair de lune,
lorsque la nuit d’été se cogne à la montagne,
et que traîne le vent,
dans la bouche rocheuse des Monts Liban.

Mustapha Farroukh - Village de Zouk et Harissa - 1955

Mustapha Farroukh – Village de Zouk et Harissa – 1955

Se souvenir – d’un village escarpé,
posé comme une larme au bord d’une paupière ;
on y rencontre un grenadier,
et des fleurs plus sonores
qu’un clavier.

Mustapha Farroukh - Village de Kabb Elias 1936

Mustapha Farroukh – Village de Kabb Elias 1936

Se souvenir – de la vigne sous le figuier,
des chênes gercés que Septembre abreuve,
des fontaines et des muletiers,
du soleil dissous dans les eaux du fleuve.

Mustapha Farroukh - Maison Sud Liban 1932

Mustapha Farroukh – Maison Sud Liban 1932

Se souvenir – du basilic et du pommier,
du sirop de mûres et des amandiers.
Alors chaque fille était hirondelle,
ses yeux remuaient, comme une nacelle,
sur un bâton de coudrier.

Mustapha Farroukh - Petit déjeuner libanais - 1946

Mustapha Farroukh – Petit déjeuner libanais – 1946

Se souvenir – de l’ermite et du chevrier,
des sentiers qui mènent au bout du nuage,
du chant de l’Islam, des châteaux croisés,
et des cloches folles, du mois de juillet.

Mustapha Farroukh - Atour de Sidon - 1955

Mustapha Farroukh – Atour de Sidon – 1955

Se souvenir – de chacun, de tous,
du conteur, du mage, et du boulanger,
des mots de la fête, de ceux des orages,
de la mer qui brille comme une médaille,
dans le paysage.

Mustapha Farroukh - Village sur le Mont Liban 1945

Mustapha Farroukh – Village sur le Mont Liban 1945

Se souvenir – d’un souvenir d’enfant,
d’un secret royaume qui avait notre âge ;
nous ne savions pas lire les présages,
dans ces oiseaux morts au fond de leurs cages,
sur les Monts Liban.

Mustapha Farroukh - Village de Kabb Elias 1934

Mustapha Farroukh – Village de Kabb Elias 1934

                                                        Poème de Nadia Tueni (Baakline 1935 – Beyrouth 1983)

Illustration musicale :

Los Paxaricos (Isaac Levy I.59) – Maciço de Rosas (I.Levy III.41) – Jordi Savall

Effacer pour donner

« Seule la main qui efface peut écrire la chose vraie »  Maitre Eckhart

Quand la réalité de l’histoire prend la forme de la légende, le récit se pare du merveilleux des contes pour éclairer le symbole de l’incomparable générosité du sage.

Christiane Singer, lors d’une interview à la télévision belge, il y a quelques bonnes années, racontait cette belle anecdote dont elle fut témoin au cours d’une conférence, et qui aurait pu aussi bien trouver sa source dans un vieux livre de sagesses anciennes.

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On peut toujours s’arrimer solidement à son pessimisme et à sa misanthropie, s’enfermer à double tour dans le coffre hermétique de la raison d’où jamais on ne voit le Ciel, et cependant ne pas rester sourd à certaines voix qui invitent vers cet ailleurs d’où elles sont venues.

Peut-être sommes nous, comme se plaisait à le répéter Christiane Singer, des « voyageurs des deux mondes » ?

S’abreuver de sa lumière fait s’estomper le doute… jusqu’à le faire disparaître… presque.

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Interview complète réalisée en 2000 (?) par la RTBF

Un chemin vers le comprendre… ou vers le croire… ou vers les deux…

Mais à coup sûr un chemin vers l’être !

 

Adieu Maestro!

Triste jour!

Le monde de la musique, le monde entier, vient de perdre un homme exceptionnel : l’immense chef d’orchestre Claudio Abbado est mort. La maladie a fini par épuiser le courage et les énergies qui soutenaient le maestro dans l’incessant combat qu’il menait avec détermination contre elle depuis de nombreuses années.

Claudio Abbado (1933-2014)

Claudio Abbado (1933-2014)

La presse internationale unanime salue avec le respect et la reconnaissance qu’il mérite, le génie de ce serviteur farouche et généreux de la musique. Loin des effets médiatiques, Claudio Abbado, engagé sans limite dans sa passion, aura donné leurs plus belles couleurs aux partitions des illustres compositeurs du passé, autant qu’il aura présenté et ardemment défendu  les compositions contemporaines.

Par un exceptionnel charisme et une verve poétique toute personnelle, il a su séduire tous les musiciens qu’il a dirigés, même les plus réfractaires au changement, ancrés dans de vieilles traditions. Autant au Wiener Staatsoper, à La Scala de Milan, au London Symphonic Orchestra, au Berliner Philharmoniker ou plus récemment au Gustav Mahler Jugendorchester, il aura par sa puissance de travail, sa profonde connaissance des œuvres et sa naturelle empathie, conduit chaque instrumentiste à se fondre dans le groupe, sans s’y perdre, pour qu’ensemble ils façonnent chaque interprétation dans une pâte sonore unique.

Quelque que fût l’œuvre, symphonie, concerto, musique chorale ou opéra, Claudio Abbado avait coutume de la diriger sans partition, infiniment confiant à la fois dans son extraordinaire mémoire et dans la qualité du travail de ses musiciens.

La partition de la vie de ce magnifique chef vient de recevoir sa « double barre ».

Plus que jamais sans doute nous écouterons et redécouvrirons ses très nombreux enregistrements audio ou vidéo, avec un bonheur sans cesse renouvelé, même empreint d’une inévitable nostalgie.

Triste jour! Vraiment!

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Mozart – Requiem (Lacrimosa) Orchestre du Festival de Lucerne – 2012

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Mahler – Symphonie N°5 (Adagietto) – Festival de Lucerne 2004

Émotion de l’Histoire – Histoire d’une émotion

« Je n’ai pas de sang juif, que je sache, en mes veines, mais que je sois haï comme si j’étais juif, par chaque antisémite en sa démente haine ; tel est mon vœu de Russe, et russe est mon motif.  »  Evgueni Evtouchenko (1961)

Les relents particulièrement pestilentiels des évènements sur-médiatisés de ces dernières semaines, qui gavent les unes de toute la presse de sordides « quenelles » ainsi que de l’antisémitisme et du négationnisme provocateurs d’un mauvais clown en quête de la sympathie et du denier des médiocres, m’ont plongé dans une bien sombre et sans doute inutile méditation.

De ce voyage entre mes souvenirs et l’Histoire, j’aurais au moins fait ressurgir l’émotion inoubliable que je ressentis en un instant unique avec près de 2 000 autres spectateurs, le 10 avril 1995, au Festspielhaus de Salzbourg.

Le génie de la musique au service de l’Histoire et pour la mémoire.

Festspielhaus SalzburgCe soir là, comme chaque soir pendant la semaine du festival de Pâques la salle était comble. En respectueux hommage à la musique, célébrée ici à son degré le plus élevé, chacun avait revêtu sa plus élégante tenue, robe du soir et bijoux, smoking, ou costume traditionnel autrichien.

Pour le concert de cette soirée, le célébrissime Orchestre Philharmonique de Berlin avait invité à sa direction le non moins illustre chef, Sir Georg Solti.

Au programme, Mozart et Chostakovitch. On aurait pu, à première vue, imaginer un concert dédié à la gaité et à l’humour grinçant. Point du tout.

Avec la symphonie N° 25 en sol mineur de Mozart, jouée en première partie, le ton, pour le moins sérieux, de la soirée était donné. Dès les premiers accords de l’Allegro con brio, les musiciens enveloppaient la salle d’un sentiment d’inquiétude, voire d’angoisse, que ne contredit en rien la gravité du deuxième mouvement Andante. Seul le trio à venir, confié aux vents, tentait d’exprimer un peu de gaité, mais l’Allegro final ne tarda pas à recouvrir à nouveau l’auditeur de ce voile ténébreux, préfiguration sonore de la mort à l’affût.

La mort. L’horrible mort!

Babi-yar - peinture

Elle devait, sans voile désormais, trôner sur le théâtre tout entier et s’instiller jusque dans les plus petits recoins de l’âme de chaque spectateur : au programme de la seconde partie, la 13ème symphonie, sous-titrée « Babi Yar », du courageux et très russe Dimitri Chostakovitch. Un monument musical, pour voix de basse et chœur d’hommes, composé en 1962 à partir d’un poème d’Evgueni Evtouchenko à la mémoire de la plus monstrueuse action génocidaire perpétrée par les nazis à l’Est, dans un ravin près de Kiev, nommé « Babi Yar ». Façon osée et sincère de la part de deux artistes de compenser le refus des autorités soviétiques de reconnaitre cette tragédie.

« Point de stèle funéraire en mémorial de Babi Yar.
« Rien qu’une falaise abrupte, la plus fruste des sépultures.
« Et m’y voici, épouvanté. »

Ainsi commence le poème, ainsi débute la deuxième partie du concert. Dans le silence solennel qui s’installe aussitôt dressée la baguette du chef, la profonde voix de basse du soliste Sergeï Aleksashkin fait tonner les vers russes qu’il déclame jusqu’au bout ; les sonorités de la langue et les intonations de la voix dispensent presque de la traduction.

Alors l’orchestre et le chœur rejoignent le soliste pour un premier mouvement Adagio, au cours duquel les voix reprennent les différentes strophes. Chacune racontant un évènement de l’histoire de l’antisémitisme, le poète se mettant successivement à la place du capitaine Dreyfus, d’une victime du pogrom de Bialystok ou de la jeune Anne Frank.

Contraste délibéré, l’Allegretto du deuxième mouvement, à la fois parodique et satirique glorifie la force indomptable de l’ « humour » – c’est son intitulé –  capable de défier la tyrannie elle-même.

Pendant la dizaine de minutes suivante, l’Adagio « Au magasin » rend un hommage à la femme soviétique en forme de lamento, avant que ne débute le quatrième mouvement « Peurs », introduit par un inquiétant solo de tuba, prémisse d’une nouvelle plongée dans les sombres turpitudes de l’oppression.

Enfin, avec « Carrière », un Allegretto annoncé par la lumière des flûtes en fête, l’espoir semble revenir, et avec lui les sarcasmes du compositeur et son pied de nez ironique à la bureaucratie tatillonne. Les tensions s’apaisent dans la douce mélodie finale et les lents accords tenus des cordes. Par-ci, par-là, un tintement de clochettes, petites fleurs discrètes souriant, indifférentes, à la vie éternellement renouvelée dont elles sont le symbole.

Un dernier tintement, légèrement plus net, met un point final à la symphonie. La baguette du maestro reste levée, tenant suspendu à son extrémité ce silence qui est encore la musique. Quelques secondes pour que chacun se recueille, se retrouve, revienne doucement à sa propre réalité, comme au sortir d’un rêve profond ou d’un moment d’hypnose. Quand elle s’abaissera les musiciens abandonneront leur extrême concentration, le public pourra enfin libérer son expression.

La baguette s’abaisse, mais rien ne bouge. La salle, des deux côtés de la scène, est pétrifiée comme si un torrent de lave pompéienne avait figé l’instant à tout jamais. Pas la moindre toux, pas un souffle, pas une main qui tenterait le moindre applaudissement. L’exceptionnelle interprétation de cette symphonie a décuplé la force de son évocation. Le silence se prolonge indéfiniment. Trente secondes, quarante, peut-être plus, autant dire un siècle.

Puis quelques timides applaudissements dont les auteurs doivent bien sentir qu’ils dérangent et enfin dans un élan collectif dont on aurait pu penser qu’il fût commandé par un quelconque signal, la salle se lève, 2 000 personnes comme un seul homme, dans un tonnerre d’applaudissements et d’ovations sans fin.

Jamais, jamais je n’avais assisté à une telle intensité d’émotion dans une salle de spectacle, et à pareille communion. Je n’ignorais déjà pas, certes, le puissant pouvoir de la musique, mais comment supposer qu’il pût atteindre à ce paroxysme là.

Mon regard s’embrume encore aujourd’hui en écrivant ces lignes. Il se voile, et se voilera toujours, aux premiers accords de « Babi Yar ».

***

Orchestre et chœur d’hommes de la Radio néerlandaise – Basse : Sergeï Aleksashkin

Direction Dmitri Slobodeniouk

 I/ Babi Yar  – Adagio (jusqu’à 15’30)

II/ Humour – Allegretto (jusqu’à 23’55)

III/ Au magasin – Adagio (jusqu’à 35’38)

IV/ Peurs –  Adagio (Jusqu’à 46’41)

 V/ Une carrière – Allegretto

***

Un brin d’Histoire

Babi Yar , c’est le tristement célèbre nom d’un ravin (dit de la vieille femme), situé dans la banlieue de Kiev.

Le 29 septembre 1941, jour du Yom Kippour, 33 771 juifs, essentiellement des femmes, des enfants et des vieillards, y furent regroupés, battus, humiliés et dépouillés avant d’être massacrés, à la mitrailleuse et au pistolet, par les Einsatzgruppen nazis – les commandos de la mort – et leurs complices de la police ukrainienne, dans les conditions les plus lâches, les plus horribles et les plus barbares qui se puissent imaginer.

33 771 êtres humains dont le seul « crime » était d’être nés juifs.

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Déniant la qualification raciste de ce massacre, Khrouchtchev refusa que fût édifiée une stèle dédiée à la mémoire des innocentes victimes juives. En réponse à ce déni et pour dénoncer l’antisémitisme russe toujours réellement présent, Evgueni Evtouchenko – qui n’était pas plus juif que ne l’était Chostakovitch – publia en 1961 le poème « Babi Yar ». Un poème chargé d’un profond humanisme, dans lequel l’auteur retrace l’histoire des persécutions qui ont frappé le peuple juif depuis ses origines. Un manifeste contre l’antisémitisme sous toutes ses formes.

« Je suis moi-même, je suis moi-même
« Chacun des enfants tués ici
« Je suis moi-même chacun des vieillards tués ici
« De ma vie entière, jamais je n’oublierai »

Chostakovitch, sensibilisé autant par le souvenir historique que par le poème d’Evtouchenko et la justesse de la cause, se propose aussitôt de composer une cantate autour du poème, et très vite, s’inspirant d’autres textes du poète, et travaillant avec lui, élargit son projet jusqu’à écrire sa 13ème symphonie pour voix de basse et chœur d’hommes. L’œuvre fut présentée en décembre 1962 à Moscou par l’Orchestre Philharmonique de la ville, sous la baguette de Kirill Kondrachine. Evgueni Mravinski, qui avait coutume de diriger les créations de Chostakovitch, dont certaines d’ailleurs lui étaient dédiées, refusa de l’interpréter, évitant ainsi les inéluctables critiques acerbes qui ne manquèrent évidemment pas d’accueillir le poème, la symphonie et les deux courageux artistes.

A la fin 1976 les communistes, ne voulant absolument pas mentionner le massacre de la population juive, érigèrent un monument à la mémoire des « 100 000 habitants de Kiev »  tués dans ce « fossé de la vieille femme ». Les massacres d’autres populations continuèrent longtemps encore, jusqu’en 1943 au moins, dans ce sinistre lieu. C’est seulement en 1991 qu’une stèle en forme de ménorah fut dressée, commémorant spécialement le massacre des juifs de Kiev. Depuis d’autres monuments commémoratifs rappellent les horreurs et la barbarie qui marquèrent à jamais ce ravin…

Pour que chacun se souvienne!…

… Et avec l’espoir, sans doute un peu fou, que cela serve notre présent.