Tout se passe pour la première fois… Mais éternellement !
J.L. Borges
Un poème en forme d’inventaire encyclopédique comme les aime Borges pour nous confirmer qu’il est – que nous sommes tous – toute l’humanité. Et si le fondement de son bonheur – du nôtre – était contenu dans la modeste conscience de cette totalité ?
Chanteuse de jazz dans la pure tradition des divas du jazz vocal, mais pas que…
Il faut aussi s’offrir le bonheur d’écouter Cécile McLorin Salvant quand elle revisite – entreprise ô combien délicate – une éternelle et très personnelle chanson de Barbara, « Ma plus belle histoire d’amour », ou un immortel poème de Louis Aragon, « Est-ce ainsi que les hommes vivent ? », fleuron des interprétations du mythique Léo Ferré !
Pas à pas par le plus bref trait par le plus grand cercle Nous rallierons tout
François Cheng
Ils ne sont pas nombreux les poètes dont la magie des vers nous ouvre les portes des profondeurs insondables en même temps qu’elle nous emporte loin au dessus des sommets les plus hauts. François Cheng compte sans doute parmi ceux-là à qui le « Tout » a confié ses clefs.
« Pas à pas » : Un poème extrait du recueil « Qui dira notre nuit »…
Sempre caro mi fu quest’ermo colle, e questa siepe, che da tanta parte dell’ultimo orizzonte il guardo esclude. Ma sedendo e mirando, interminati spazi di là da quella, e sovrumani silenzi, e profondissima quiete io nel pensier mi fingo, ove per poco il cor non si spaura. E come il vento odo stormir tra queste piante, io quello infinito silenzio a questa voce vo comparando: e mi sovvien l’eterno, e le morte stagioni, e la presente e viva, e il suon di lei. Così tra questa immensità s’annega il pensier mio : e il naufragar m’è dolce in questo mare.
Giacomo Leopardi (Canti – 1819)
L’infini
Toujours j’aurai aimé ce coteau solitaire,
et cette haie qui dérobe au regard
une grande partie de l’extrême horizon.
Mais assis je contemple, et en pensée
me crée des espaces illimités
au-delà d’elle, des silences surhumains,
et une quiétude profonde.
Peu s’en faut qu’alors mon cœur ne s’effraie.
Et quand j’entends le vent bruire dans ces feuillages,
à cette proche voix le silence infini
je vais mesurant : et l’éternité
en moi advient, et les mortes saisons,
et celle-ci, vivante, et sa rumeur.
Dans cette immensité s’abîme ma pensée,
et naufrager m’est doux dans cette mer.
Quand le poète peint l’enfer, il peint sa vie : Sa vie, ombre qui fuit de spectres poursuivie ;
Victor Hugo – » Les voix intérieures « – 1837
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Dante et Béatrice – Giardini di Villa Melzi – Bellagio
Par delà toutes les raisons que l’on peut trouver à Dante – ce poète romantique « par excellence », selon l’expression de Stendhal – pour avoir fasciné Franz Liszt, une seule prophétie de la « Divine Comédie » pourrait suffire à expliquer l’enthousiasme du musicien hongrois du XIXème siècle pour le poète florentin du XIIIème. Elle tiendrait en cette conviction affirmée par Dante que la musique résonnera en l’éternité du Paradis.
Mais les accents de ce Paradis ne résonnaient-ils pas déjà dans l’oreille du compositeur plongé dans sa quête spirituelle, au cours des années 1830, au milieu des harmonies florales des jardins de la villa Melzi, sur les bords du lac de Côme ? C’est là, assis au pied de la statue de Dante et Béatrice, que Liszt écoutait la tendre voix de Marie d’Agoult lui lire les vers de la Divine Comédie.
C’est sans doute au début de l’année 1839 que Liszt conçoit déjà à partir du « Fragment dantesque » qu’il a écrit pour le piano, ce qui plus tard sera sa « Dante symphonie ».
Avant toutefois de devenir cette riche composition pour orchestre, ce « fragment », subissant les modifications que le compositeur lui apportera jusqu’en 1849, va se transformer en monument du répertoire pianistique : la « Fantasia quasi sonata » autrement appelée « Après une lecture du Dante ». Œuvre inspirée par un poème de Victor Hugo auquel d’ailleurs le titre a été emprunté. Pièce déjà en avance sur son temps, certes, et parmi les plus exigeantes du répertoire pour le piano.
Ainsi va s’écouler pendant plus de 15 minutes, comme improvisé par son narrateur, le flot d’un récit musical qui transportera l’auditeur au milieu des flammes de l’Enfer. Les basses du piano ouvriront pour lui les crevasses abyssales d’où surgissent les grondements effrayants du magma en fusion, le précipitant dans d’épouvantables dédales à la rencontre des âmes qui se lamentent. Mais, traversant le martèlement sinistre des octaves, par instant soufflera une brise apaisante, le chant des séraphins qui montrent la voie vers la béatitude. Toute la mystique de Liszt est ici concentrée, toute la force de son ascèse s’y exprime.
Laissons Arcadi Volodos jouer notre guide – difficile d’en trouver un meilleur – dans ce voyage initiatique, comme Virgile le fit pour Dante. Et si parfois nous trouvons trop profondes les ténèbres ou trop forte la lumière, ne nous détournons pas, restons attentifs et suivons le conseil du « Virgile serein qui dit : Continuons! « Nous entendrons s’ouvrir, joyeuses, les portes de l’Éternité.
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Après une Lecture de Dante
Quand le poète peint l’enfer, il peint sa vie : Sa vie, ombre qui fuit de spectres poursuivie ; Forêt mystérieuse où ses pas effrayés S’égarent à tâtons hors des chemins frayés ; Noir voyage obstrué de rencontres difformes ; Spirale aux bords douteux, aux profondeurs énormes, Dont les cercles hideux vont toujours plus avant Dans une ombre où se meut l’enfer vague et vivant ! Cette rampe se perd dans la brume indécise ; Au bas de chaque marche une plainte est assise, Et l’on y voit passer avec un faible bruit Des grincements de dents blancs dans la sombre nuit. Là sont les visions, les rêves, les chimères ; Les yeux que la douleur change en sources amères, L’amour, couple enlacé, triste, et toujours brûlant, Qui dans un tourbillon passe une plaie au flanc ; Dans un coin la vengeance et la faim, sœurs impies, Sur un crâne rongé côte à côte accroupies ; Puis la pâle misère, au sourire appauvri ; L’ambition, l’orgueil, de soi-même nourri, Et la luxure immonde, et l’avarice infâme, Tous les manteaux de plomb dont peut se charger l’âme ! Plus loin, la lâcheté, la peur, la trahison Offrant des clefs à vendre et goûtant du poison ; Et puis, plus bas encore, et tout au fond du gouffre, Le masque grimaçant de la Haine qui souffre !
Oui, c’est bien là la vie, ô poète inspiré, Et son chemin brumeux d’obstacles encombré. Mais, pour que rien n’y manque, en cette route étroite Vous nous montrez toujours debout à votre droite Le génie au front calme, aux yeux pleins de rayons, Le Virgile serein qui dit : Continuons !
» Une goutte de musique pure est un point d’éternité « Yves Nat
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Piano : Anne Queffélec –
Alessandro Marcello : Adagio du concerto pour hautbois en Ré mineur – Transcription pour clavier J.S. Bach
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» … Les chants de la tristesse cessent d’être douloureux dans cette ivresse et les larmes deviennent ardentes comme lors d’une suprême révélation mystique… Dans mon océan intérieur coulent autant de larmes que de vibrations qui ont immatérialisé mon être… L’extase musicale est un retour à l’identité, à l’originel, aux premières racines de l’existence. Il n’y a plus en elle que le rythme pur de l’existence, le courant immanent et organique de la vie. J’entends la vie. De là naissent toutes les révélations. »
Il est de rares instants d’éternité où croire devient une évidence, rendant superflue toute question. Dans ces moments là, pour écrire le nom de DIEU, il se pourrait bien qu’on utilise les lettres B. A. C. H.
(En relisant cette phrase, je me demande si je ne devrais pas lui ajouter les guillemets que ma fraternité avec Cioran pourrait me faire omettre.)
Jean-Sébastien Bach – Cantate BWV 170 – Première aria
Vergnügte Ruh, beliebte Seelenlust, Repos délicieux, plaisir recherché de l’âme, Dich kann man nicht bei Höllensünden, Tu ne peux pas être trouvé parmi les péchés de l’enfer, Wohl aber Himmelseintracht finden; Mais plutôt dans la concorde du paradis ; Du stärkst allein die schwache Brust. Toi seul renforces le cœur faible. Drum sollen lauter Tugendgaben Donc seuls les dons purs de la vertu In meinem Herzen Wohnung haben. Auront une place dans mon cœur.
Il y a de nombreuses années – je n’avais pas encore obtenu mes galons de « Web-navigator » -, j’avais découvert avec plaisir, lors d’une traversée tourmentée de la « toile », le texte de cette petite poésie humoristique juste signée des initiales JLW. N’ayant pu retrouver son auteur, je m’octroyais la liberté de l’enregistrer à destination de mes amis.
Si cette publication permettait à l’auteur de se faire connaître, j’en serais ravi.
Un jour un missionnaire, se promenant dans la banlieue de Nankin, s’aperçut qu’il avait oublié sa montre, et demanda à un petit garçon quelle heure il était. Le gamin du céleste Empire hésita d’abord ; puis, se ravisant, il répondit : « Je vais vous le dire. » Peu d’instants après, il reparut, tenant dans ses bras un fort gros chat, et le regardant, comme on dit, dans le blanc des yeux, il affirma sans hésiter : « Il n’est pas encore tout à fait midi. » Ce qui était vrai.
Pour moi, si je me penche vers la belle Féline, la si bien nommée, qui est à la fois l’honneur de son sexe, l’orgueil de mon cœur et le parfum de mon esprit, que ce soit la nuit, que ce soit le jour, dans la pleine lumière ou dans l’ombre opaque, au fond de ses yeux adorables je vois toujours l’heure distinctement, toujours la même, une heure vaste, solennelle, grande comme l’espace, sans divisions de minutes ni de secondes, une heure immobile qui n’est pas marquée sur les horloges, et cependant légère comme un soupir, rapide comme un coup d’œil.
Et si quelque importun venait me déranger pendant que mon regard repose sur ce délicieux cadran, si quelque Génie malhonnête et intolérant, quelque Démon du contretemps venait me dire: « Que regardes-tu là avec tant de soin? Que cherches-tu dans les yeux de cet être? Y vois-tu l’heure, mortel prodigue et fainéant? » Je répondrais sans hésiter: « Oui, je vois l’heure ; il est l’Éternité! »
Car le poète est un four à brûler le réel. De toutes les émotions brutes qu’il reçoit, il sort parfois un léger diamant d’une eau et d’un éclat incomparables. Voilà toute une vie comprimée dans quelques images et quelques phrases. Pierre Reverdy