Je suis un grand jardin de novembre, un jardin éploré Où grelottent les abandonnés du vieux faubourg ; Où la couleur misérable des brumes dit : Toujours ! Où le battement des fontaines est le mot : Jamais… — Autour d’un buste ridicule qui médite, (Marie, tu dors, ton moulin va trop vite), Tourne la ronde des désespoirs du vieux faubourg.
Entendez-vous la ronde qui pleure, dans le jardin noyé De brume aveugle, au fond du vieux faubourg ? Pauvres amitiés mortes, burlesques amours oubliées, O vous les mensonges d’un soir, ô vous les illusions d’un jour, Autour du buste ridicule qui médite, (Marie, tu dors, ton moulin va trop vite), Venez danser la ronde noire du vieux faubourg.
La brume a tout mangé, rien n’est gai, rien n’irrite, Le rêve est aussi creux que la réalité. Mais dans le parc où vous avez connu l’été La ronde, la ronde immense tourne, tourne toujours, Amis que l’on remplace, amantes que l’on quitte… (Marie, tu dors, ton moulin va trop vite…) Je suis un grand jardin de novembre, au fond d’un vieux faubourg.
Brassai – Avenue de l’observatoire dans le brouillard
Eugène Guillevic (1907-1997)
Je n’aime pas Qu’il y ait en moi
Ces espèces de brouillards Qui empiètent sur mon domaine
Et ne me laissent pas voir Où je suis, où j’en suis.
Alors j’attaque, je ramasse Tout ce qu’au-dedans je trouve
Et tout ce qu’au-dehors j’arrache Comme clarté ou moyen d’en faire naître.
Dans ce dehors, Les mots percent.
Les mots sont des épées Contre les ventres des brouillards.
(in Art poétique – Poésie Gallimard)
∴
Fernando Pessoa (1888-1935)
J’ai en moi comme une brume Qui n’est rien, qui ne détient Ressouvenance d’aucune chose, Ni désir d’un quelconque bien.
Je suis enveloppé par elle Comme par un brouillard Et je vois luire la dernière étoile Par-dessus le rebord de mon cendrier.
J’ai fumé la vie. Quelle incertitude Dans toutes ces choses que j’ai lues ou vues ! Le monde tout entier est un grand livre ouvert Qui dans une langue ignorée me sourit.
(16 juillet 1934)
Tenho em mim como uma bruma
Que nada é nem contém
A saudade de coisa nenhuma,
O desejo de qualquer bem.
Sou envolvido por ela
Como por um nevoeiro
E vejo luzir a última estrela
Por cima da ponta do meu cinzeiro.
Fumei a vida. Que incerto
Tudo quanto vi ou li!
E todo o mundo é um grande livro aberto
Que em ignorada língua me sorri.
Sous le ciel pluvieux noyé de brumes sales,
Devant l’Océan blême, assis sur un ilot,
Seul, loin de tout, je songe au clapotis du flot,
Dans le concert hurlant des mourantes rafales.
Crinière échevelée ainsi que des cavales,
Les vagues se tordant arrivent au galop
Et croulent à mes pieds avec de longs sanglots
Qu’emporte la tourmente aux haleines brutales.
Partout le grand ciel gris, le brouillard et la mer,
Rien que l’affolement des vents balayant l’air.
Plus d’heures, plus d’humains, et solitaire, morne,
Je reste là, perdu dans l’horizon lointain,
Et songe que l’Espace est sans borne, sans borne,
Et que le Temps n’aura jamais … jamais de fin.
Comme c’est étrange de marcher dans le brouillard ! Solitaire est chaque buisson, chaque pierre, Aucun arbre n’aperçoit son voisin, Chacun est bien seul.
Le monde était pour moi plein d’amis Quand ma vie se déroulait dans la lumière ; Maintenant que le brouillard est tombé, Je ne distingue plus aucun d’eux.
En vérité, personne n’atteindra la sagesse S’il ne connaît aussi les ténèbres Qui, en silence, inexorablement, Le séparent de toute chose.
Comme c’est étrange de marcher dans le brouillard ! La vie tout entière est solitude, Nul ne connaît son prochain Chacun est bien seul.
Hermann Hesse in Poèmes choisis, José Corti, 1994
Im nebel
Seltsam, im Nebel zu wandern! Einsam ist jeder Busch und Stein, Kein Baum sieht den andern, Jeder ist allein.
Voll von Freunden war mir die Welt, Als noch mein Leben licht war; Nun, da der Nebel fällt, Ist keiner mehr sichtbar.
Wahrlich, keiner ist weise, Der nicht das Dunkel kennt, Das unentrinnbar und leise Von allen ihn trennt.
Seltsam, Im Nebel zu wandern! Leben ist Einsamsein. Kein Mensch kennt den andern, Jeder ist allein.
Il y a toujours une part de nuit dans le jour, une trace de jour dans la nuit, une tâche d’ombre dans la lumière et un rai de lumière dans les ténèbres.
Il y a toujours un nuage de mélancolie autour d’un amour, et toujours se dessinent les contours d’un amour dans les nuances volages d’un brouillard de mélancolie. Douce mélancolie qui encotonne le cœur, embrume l’âme, en ces instants magiques, étranges et ambivalents, où l’on désire autant que l’on redoute, où l’on espère autant que l’on se trouble.
Moment magique entre intime et sublime » la mélancolie pénètre l’âme ouverte sans qu’on puisse l’en déloger tout à fait « . » Et, ajoute Diderot dans cette lettre du 30 septembre 1760, elle ne me déplaît pas trop . »
Elle plaît même, souvent, cette mélancolie qui, semblable aux brouillards des forêts, s’insinue dans les sentiers du cœur jusqu’à lui faire avouer son » bonheur d’être triste « .
Peut-être qu’en 1954, quand il compose » Misty « , Erroll Garner s’enivrait-il de ce même bonheur, pour être parvenu à réunir sous ses doigts tant d’harmonies et de poésie. Chaque note, chaque accord, chaque arpège, lentes alternances de lumière et d’ombre dans la brume de l’âme, dévoilent furtivement un coin du miroir qui s’y cache. Et c’est les yeux fermés qu’on en perçoit mieux les reflets.
◊
Et puis les mots…
Les mots d’amour, volutes de vers simples et romantiques écrites par un fin parolier américain de la première moitié de notre vieux vingtième siècle, Johnny Burke. Et puis des chanteuses de jazz, inoubliables ensorceleuses, Ella Fitzgerald, Sarah Vaughan… Et puis des crooners, Andy Williams, Frank Sinatra, Johnny Mathis…
Johnny Mathis fera de cette chanson romantique son passeport pour les scènes du monde entier. Il faut dire qu’il est difficile de résister à autant de charme d’une aussi chaude voix…
Misty
Look at me I’m as helpless as a kitten up a tree And I feel like I’m clinging to a cloud I can’t understand I get misty, just holding your hand
Walk my way And a thousand violins begin to play Or it might be the sound of your hello That music I hear I get misty the moment you’re near
You can say that you’re leading me on But it’s just what I want you to do Don’t you notice how hoplessly I’m lost That’s why I’m following you
On my own Would I wander through this wonderland alone Never knowing my right foot from my left My hat from my glove I’m too misty and too much in love.
–
Regarde-moi, Je suis empoté comme un chaton dans un arbre Et je sens que je suis accroché à un nuage, Je ne comprends pas, J’ai l’âme toute vaporeuse à simplement tenir ta main.
Je vais mon chemin Et un millier de violons commencent à jouer, Ou peut-être est-ce le son de ton bonjour, Cette musique que j’entends,
Je me sens tout vaporeux près de toi.
Tu dis que tu guides mes pas, Mais c’est exactement ce que je veux que tu fasses, N’as-tu pas remarqué combien je suis désespérément perdu, Voilà pourquoi je te suis.
Pour ma part, voudrais-je errer seul dans ce monde merveilleux, Ne sachant distinguer mon pied droit de mon pied gauche Ni mon chapeau de mon gant, Je suis trop vaporeux et trop amoureux.
◊
Et mon » Misty « d’anthologie : cette version de Sarah Vaughan avec Quincy Jones :
Fernand Khnopff – Une ville abandonnée – pastel marouflé sur toile, 1904 Musée d’Art Moderne Bruxelles
Le brouillard indolent de l’automne est épars… Il flotte entre les tours comme l’encens qui rêve Et s’attarde après la grand-messe dans les nefs ; Et il dort comme un linge sur les remparts.
Il se déplie et se replie. Et c’est une aile Aux mouvements imperceptibles et sans fin ; Tout s’estompe ; tout prend un air un peu divin ; Et, sous ces frôlements pâles, tout se nivelle.
Tout est gris, tout revêt la couleur de la brume : Le ciel, les vieux pignons, les eaux, les peupliers, Que la brume aisément a réconciliés Comme tout ce qui est déjà presque posthume.
Brouillard vainqueur qui, sur le fond pâle de l’air, A même délayé les tours accoutumées Dont l’élancement gris s’efface et n’a plus l’air Qu’un songe de géométrie et de fumées.
Georges Rodenbach ( 1855-1898 ) – in Le Miroir du ciel natal – 1898
Claude Monet – Bras de la Seine à Giverny dans le brouillard – 1897 – (Mead Art Museum – Massachusets)
Cependant, la rivière s’était peu à peu couverte d’un brouillard blanc très épais qui rampait sur l’eau fort bas, de sorte que, en me dressant debout, je ne voyais plus le fleuve, ni mes pieds, ni mon bateau, mais j’apercevais seulement les pointes des roseaux, puis, plus loin, la plaine toute pâle de la lumière de la lune, avec de grandes taches noires qui montaient dans le ciel, formées par des groupes de peupliers d’Italie. J’étais comme enseveli jusqu’à la ceinture dans une nappe de coton d’une blancheur singulière, et il me venait des imaginations fantastiques. Je me figurais qu’on essayait de monter dans ma barque que je ne pouvais plus distinguer, et que la rivière, cachée par ce brouillard opaque, devait être pleine d’êtres étranges qui nageaient autour de moi. J’éprouvais un malaise horrible, j’avais les tempes serrées, mon cœur battait à m’étouffer ; et, perdant la tête, je pensai à me sauver à la nage ; puis aussitôt cette idée me fit frissonner d’épouvante. Je me vis, perdu, allant à l’aventure dans cette brume épaisse, me débattant au milieu des herbes et des roseaux que je ne pourrais éviter, râlant de peur, ne voyant pas la berge, ne retrouvant plus mon bateau, et il me semblait que je me sentirais tiré par les pieds tout au fond de cette eau noire. En effet, comme il m’eût fallu remonter le courant au moins pendant cinq cents mètres avant de trouver un point libre d’herbes et de joncs où je pusse prendre pied, il y avait pour moi neuf chances sur dix de ne pouvoir me diriger dans ce brouillard et de me noyer, quelque bon nageur que je fusse.
Extrait de la nouvelle « Sur l’eau » de Guy de Maupassant
Ernst Ferdinand Oehme – Procession dans le brouillard 1828 – Galerie Neue Mester Dresde
Ω
La cloche dans la brume
Écoutez, écoutez, ô ma pauvre âme ! Il pleure Tout au loin dans la brume ! Une cloche ! Des sons Gémissent sous le noir des nocturnes frissons, Pendant qu’une tristesse immense nous effleure.
À quoi songiez-vous donc ? à quoi pensiez-vous tant ?… Vous qui ne priez plus, ah ! serait-ce, pauvresse, Que vous compariez soudain votre détresse À la cloche qui rêve aux angélus d’antan ?…
Comme elle vous geignez, funèbre et monotone, Comme elle vous tintez dans les brouillards d’automne, Plainte de quelque église exilée en la nuit,
Et qui regrette avec de sonores souffrances Les fidèles quittant son enceinte qui luit, Comme vous regrettez l’exil des Espérances
Depuis ce jour de 1937 où Ira et George Gershwin ont composé cette superbe mélodie nostalgique, » A foggy day « , les interprètes les plus prestigieux, les arrangeurs les plus doués, n’ont pas cessé d’en donner des versions toutes aussi séduisantes les unes que les autres. Tous ces musiciens, à leur manière, ont fait scintiller le soleil au milieu du brouillard londonien.
Comment, si l’on a déjà pris quelque distance avec ses vingt ans, ne pas entendre Fred Astaire, Frank Sinatra ou Doris Day fredonner cet air là dans les brumes de ses souvenirs ? Quel amateur de jazz aurait oublié la trompette magique de Winton Marsalis improviser sur cet éternel standard ; lequel d’entre eux, fût-il devenu sourd et amnésique, n’entendrait-il pas encore, gravé dans les sillons de sa mémoire, l’incontournable duo d’anthologie Louis Armstrong – Ella Fitzgérald déchirer le brouillard londonien ? Et je gage qu’en fouillant les playlists cachées dans les Ipods des plus jeunes, on trouverait « A foggy day » interprété par Michael Bublé ou David Bowie.
Sans doute y-a-t il autant de belles versions de cette mélodie que de jours de brouillard à Londres en une année. Il en est cependant une dont la simplicité intimiste me touche particulièrement. La beauté et la douceur de l’interprète ne sont certainement pas sans influence sur mon choix, et chaque fois que je regarde la vidéo qui suit, je ne peux m’empêcher de rêver au bonheur qui aurait été le mien si, le temps d’une chanson, j’avais pu occuper la place ô combien enviable du grand acteur anglais Terry Thomas ce jour-là. Encore eût-il fallu que je naquisse un peu plus tôt et que…
Je crains que, ce billet publié, il me faille aussi désormais partager mon rêve…
I was a stranger in the city Out of town were the people I knew I had that feeling of self-pity What to do? What to do? What to do? The outlook was decidedly blue But as I walked through the foggy streets alone It turned out to be the luckiest day I’ve known.
A foggy day in London Town Had me low and had me down I viewed the morning with alarm The British Museum had lost its charm How long, I wondered, could this thing last? But the age of miracles hadn’t passed, For, suddenly, I saw you there And through foggy London Town The sun was shining everywhere.
≅
J’étais une étrangère dans la ville
Et loin d’elle étaient les gens que je connaissais.
J’avais ce sentiment de m’apitoyer sur moi-même.
Que faire ? Que faire ? Que faire ?
Les perspectives étaient définitivement déprimantes.
Mais alors que je marchais seule dans les rues brumeuses
Ce jour est devenu le plus chanceux de ma vie.
Un jour de brouillard à Londres
M’a connue triste et atterrée
J’ai vu désemparée le matin arriver,
Le British Museum avait perdu son charme.
Combien de temps, me suis-je demandé, cela va-t il durer?
Mais le temps des miracles n’est pas révolu
Car, soudain, je t’ai vu là
Et à travers Londres noyée sous la brume
Le soleil partout brillait.
Car le poète est un four à brûler le réel. De toutes les émotions brutes qu’il reçoit, il sort parfois un léger diamant d’une eau et d’un éclat incomparables. Voilà toute une vie comprimée dans quelques images et quelques phrases. Pierre Reverdy