Brassai – Avenue de l’observatoire dans le brouillard
Eugène Guillevic (1907-1997)
Je n’aime pas Qu’il y ait en moi
Ces espèces de brouillards Qui empiètent sur mon domaine
Et ne me laissent pas voir Où je suis, où j’en suis.
Alors j’attaque, je ramasse Tout ce qu’au-dedans je trouve
Et tout ce qu’au-dehors j’arrache Comme clarté ou moyen d’en faire naître.
Dans ce dehors, Les mots percent.
Les mots sont des épées Contre les ventres des brouillards.
(in Art poétique – Poésie Gallimard)
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Fernando Pessoa (1888-1935)
J’ai en moi comme une brume Qui n’est rien, qui ne détient Ressouvenance d’aucune chose, Ni désir d’un quelconque bien.
Je suis enveloppé par elle Comme par un brouillard Et je vois luire la dernière étoile Par-dessus le rebord de mon cendrier.
J’ai fumé la vie. Quelle incertitude Dans toutes ces choses que j’ai lues ou vues ! Le monde tout entier est un grand livre ouvert Qui dans une langue ignorée me sourit.
(16 juillet 1934)
Tenho em mim como uma bruma
Que nada é nem contém
A saudade de coisa nenhuma,
O desejo de qualquer bem.
Sou envolvido por ela
Como por um nevoeiro
E vejo luzir a última estrela
Por cima da ponta do meu cinzeiro.
Fumei a vida. Que incerto
Tudo quanto vi ou li!
E todo o mundo é um grande livro aberto
Que em ignorada língua me sorri.
Les enfants qui s’aiment s’embrassent debout Contre les portes de la nuit Et les passants qui passent les désignent du doigt Mais les enfants qui s’aiment Ne sont là pour personne Et c’est seulement leur ombre Qui tremble dans la nuit Excitant la rage des passants Leur rage, leur mépris, leurs rires et leur envie Les enfants qui s’aiment ne sont là pour personne Ils sont ailleurs bien plus loin que la nuit Bien plus haut que le jour Dans l’éblouissante clarté de leur premier amour.
Jacques Prévert
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La guerre est finie. Paris pose pour Brassaï, un « cancre » de génie nommé Prévert écrit sa poésie sur les bords de la Seine et Kosma la met en musique. Les trois hommes se rencontrent près des Halles, dans une petite pièce, derrière la cuisine d’un bistro dont le propriétaire n’est autre que le père d’un jeune chorégraphe d’à peine plus de 21 ans. Le talent du jeune homme n’a d’égal que la vitalité qu’il exprime dans ses engagements pour son art. D’ailleurs, c’est grâce au magnétisme qu’exerce sur eux ce garçon que les trois artistes se retrouvent réunis là. On ne le sait pas encore, mais son nom va briller de mille feux dans l’univers de la danse, et au-delà, il s’appelle Roland Petit. Pour l’heure, Il écoute, passionné, Prévert développer l’argument du futur ballet : « Le Rendez-vous », celui d’un jeune homme avec « la plus belle fille du monde ».
Il va chorégraphier leur rencontre sur la musique de Kosma, les faire danser ensemble un pas de deux ultime dans une atmosphère aussi sombre que poétique dans les rues du Paris saisi par l’objectif de Brassaï. Il obtiendra même de Picasso qu’il dessine le rideau de scène.
Mais ce n’est pas un rendez-vous banal ; le destin veille : près de l’escalier du pont de Crimée, le jeune homme va tomber sous le coup décisif et fatal de celle qui vient de le séduire. Il ne savait pas qu’il avait rendez-vous avec la Mort.
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Ce pas de deux, pas de rue, est ici interprété par Isabelle Ciaravola, envoûtante veuve noire aux jambes interminables, « la plus belle fille du monde », et par Nicolas Le Riche, qui communique à ce pauvre « jeune-homme » pris dans les rets de son inéluctable destin, son charisme et son formidable talent.
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Et si pour le plaisir, au-delà de la danse elle-même, de retrouver cette ambiance des rues du Paris de la fin des années 1940 transposée sur la scène, et de fredonner les chansons de Prévert et Kosma, on souhaite se délecter de ce court ballet dans son intégralité, en voici la version intégrale.
On y côtoie, Michael Denard, Le Destin – Hugo Vigliotti, Le Bossu – Pascal Aubin, Le Chanteur – et les danseurs, passants et passantes, du Corps de Ballet et de l’École de danse de l’Opéra de Paris.
« Le rendez-vous » à ne pas manquer !
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Si vous n’avez pas de programme pour ce week-end, pourquoi ne pas m’accompagner? Je vous invite à une promenade dans cet éternel Paris que j’aime.
D’abord dans le Paris d’aujourd’hui, cosmopolite – Arlequin pourrait-on dire -, avec ses architectures modernes et ses artistes contemporains. Nous longerons la Seine apaisante, nous chercherons sous les feuilles de ses jardins l’âme perdue d’un vieux poète. Nous aurons pour guide Danièle. Je ne connais d’elle que son blog, « La tribu d’Anaximandre » (je suppose qu’il s’agit du disciple de Thalès et du Maître de Pythagore, ces deux sauvages dont les théorèmes nous ont fait tant souffrir). Les photos qu’elle y présente sont parfois des poésies sans paroles.
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Nous continuerons notre flânerie dans le Paris des souvenirs pour certains, celui de l’histoire pour d’autres. D’abord sous le ciel voilé des jours à travers les photographies de Robert Doisneau, puis dans le secret des nuits en longeant les murs sombres de Brassaï.
Car le poète est un four à brûler le réel. De toutes les émotions brutes qu’il reçoit, il sort parfois un léger diamant d’une eau et d’un éclat incomparables. Voilà toute une vie comprimée dans quelques images et quelques phrases. Pierre Reverdy
L'oreille du taureau à la fenêtre De la maison sauvage où le soleil blessé Un soleil intérieur de terre Tentures du réveil les parois de la chambre Ont vaincu le sommeil Paul Eluard