Seele des Menschen, Wie gleichst du dem Wasser ! Schicksal des Menschen, Wie gleichst du dem Wind
Âme de l’homme,
Comme tu ressembles à l’eau !
Destin de l’homme,
Comme tu ressembles au vent !
Franz Schubert & Johan Wolfgang von Goethe
Plus de six cents lieder – dont 71, au moins, sur des poésies de Goethe –, composés par Schubert en quinze ans d’une courte vie, sans qu’aucun d’entre eux n’autorise encore aujourd’hui qu’on le qualifie de banal ou de superflu….
Et parmi ces merveilles où musique et poésie s’étreignent l’une l’autre sur tous les tons, le prodige du « chant des esprits au-dessus des eaux », descendu des hauteurs de l’Oberland bernois.
Malgré les grandes libertés qu’il a prises avec l’Histoire, Gaetano Donizetti, maître ô combien prolixe du belcanto, aura, avec ses opéras romantiques, probablement bien plus contribué à la notoriété posthume des Reines Tudor que les plumes les plus exigeantes des biographes et des historiens de la Couronne d’Angleterre. — Le sang du drame ne paraîtrait-il pas plus rouge encore au travers de l’émotion théâtrale et du pouvoir hypnotique de la voix que dans l’imaginaire suggéré par des mots sur la page, fussent-ils scrupuleusement imprégnés de vérité historique ?
La réponse est tout entière contenue dans les trois opéras que le compositeur italien a consacré aux drames de trois reines de la dynastie anglaise des Tudor marquée par l’odieux et insatiable monstre sanguinaire qu’était Henri VIII, aussi prompt à charmer pour séduire ses futures épouses qu’à répudier ou exécuter les précédentes pour satisfaire librement ses nouveaux désirs. :
Anne Boleyn : Anna Bolena (1830)
Mary Stuart : Maria Stuarda (1835)
Elizabeth I : Roberto Devereux(1837)
Sondra Radvanovsky – Roberto Devereux (MET 2016)
Ce billet comme une invitation à partager dans ses suivantsla fascination que peuvent exercer les scènes finales de ces trois opéras de Gaetano Donizetti dans lesquels des Reines de l’Histoire confient, par l’entremise d’un formidable compositeur, la réalité, peu ou prou arrangée, de leurs sorts tragiques à l’extraordinaire virtuosité de sopranos de légende, aussi merveilleuses cantatrices que brillantes comédiennes.
« Les oiseaux sont nos maîtres. » (Olivier Messiaen)
Tardif rapprochement de deux émotions, aussi anciennes que sympathiques, autour d’oiseaux prophètes, héros de fable ou chanteur romantique dont les facéties de mon esprit m’avaient jusqu’ici caché la pourtant trop évidente gémellité.
Élire domicile sur un nuage présente bien des avantages… Cela permet d’y convier, sans contrainte de temps ni d’espace, en un même moment, les âmes qui ont tant à chanter à la nôtre.
François Cheng et Ahmad Jamal ont accepté mon invitation !
Ahmad Jamal – François Cheng
Quand les âmes se font chant, Le monde d’un coup se souvient. La nuit s’éveille à son aube ; Le souffle…
Une nouvelle visite littéraire, poétique et musicale, à ce frère aîné plus vivant que jamais, sans qui les derniers instants du voyage me seraient absolument insupportables.
Se lasserait-t-on jamais d’écouter le chant d’Orphée ?
Pauvre exilé de l’air ! Sans ailes, sans lumière, Oh ! Comme on t’a fait malheureux ! Quelle ombre impénétrable inonde ta paupière ! Quel deuil est étendu sur tes chants douloureux ! Innocent Bélisaire ! Une empreinte brûlante Du jour sur ta prunelle a séché les couleurs, Et ta mémoire y roule incessamment des pleurs, Et tu ne sais pourquoi Dieu fit la nuit si lente ! Et Dieu nous verse encor la nuit égale au jour. Non ! Ta nuit sans rayons n’est pas son triste ouvrage. Il ouvrit tout un ciel à ton vol plein d’amour, Et ton vol mutilé l’outrage !
Par lui ton cœur éteint s’illumine d’espoir. Un éclair qu’il allume à ton horizon noir Te fait rêver de l’aube, ou des étoiles blanches Ou d’un reflet de l’eau qui glisse entre les branches Des bois que tu ne peux plus voir ! Et tu chantes les bois, puisque tu vis encore. Tu chantes : pour l’oiseau, respirer, c’est chanter. Mais quoi ! Pour moduler l’ennui qui te dévore, Sous le voile vivant qui te cache l’aurore, Combien d’autres accents te faut-il inventer !
Un cœur d’oiseau sait-il tant de notes plaintives ? Ah ! Quand la liberté soufflait dans tes chansons, Qu’avec ravissement tes ailes incaptives Dans l’azur sans barrière emportaient ses leçons ! Douce horloge du soir aux saules suspendue, Ton timbre jetait l’heure aux pâtres dispersés ; Mais le timbre égaré dans ta clarté perdue Sonne toujours minuit sur tes chants oppressés.
Tes chants n’éveillent plus la pâle primevère Qui meurt sans recevoir les baisers du soleil, Ni le souci fermé sous le doigt du sommeil Qui se rouvre baigné d’une rosée amère ; Tu ne sais plus quel astre éclaire tes instants ; Tu bois, sans les compter, tes heures de souffrance ; Car la veille sans espérance Ne sent pas la fuite du temps !
Tu ne vas plus verser ton hymne sur la rose, Ni retremper ta voix dans le feu qui l’arrose. Cette haleine d’encens, ce parfum tant aimé, C’est l’amour qui fermente au fond d’un cœur fermé ; Et ton cœur contre ta cage Se jette avec désespoir ; Et l’on rit du vain courage Qui heurte ton esclavage Sur un barreau sanglant que tu ne peux mouvoir.
Du fond de ton sépulcre un cri lent et sonore Dénonce tes malheurs autre part entendus ; Ton œil vide s’ouvre encore Pour saluer une aurore Que l’homme n’éteindra plus ! Ce jour que l’esclave envie Du moins changera son sort, Et je sais trop de la vie, Pour médire de la mort !
Chante la liberté, prisonnier ! Dieu t’écoute. Allons ! Nous voici deux à chanter devant lui. J’ai su dire ma joie, et je sais aujourd’hui Ce qu’un son douloureux te coûte ! Chante pour tes bourreaux qui daignent te nourrir, Qui t’ont ravi des cieux la flamme épanouie : Tes cris font des accords, ton deuil les désennuie ; Si ta douleur s’enferme, ils te feront mourir ! Chante donc ta douleur profonde, Ton désert au milieu du monde, Ton veuvage, ton abandon ; Dis, dis quelle amertume affreuse Rend la liberté douloureuse Pour qui n’en sait plus que le nom !
Dis qu’il fait froid dans ta pensée, Comme quand une voix glacée Souffla sur le feu de mon cœur Pour éteindre aussi la lumière D’une espérance, – la première, Que je prenais pour le bonheur ! Laisse ton hymne désolée, Comme l’eau dans une vallée, S’épancher sur tes sombres jours, Et que l’espoir filtre toujours Au fond de ta joie écoulée !
Marceline Desbordes-Valmore (Mélanges)
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… Et l’on comprend que ce rossignol – fût-il voyant et chantât-il en russe – persuadât la mort d’épargner l’Empereur de Chine…!
« Ne sommes-nous pas parfois enclins à croire que Mozart n’a jamais été sali par la pensée de la mort, et n’a jamais été infecté par ses tristesses délétères. Bien que, dans une lettre écrite quelques années avant sa disparition, il confesse son intimité avec la pensée de la mort, il serait pourtant difficile d’y trouver à cette époque, si l’on excepte la fatigue et l’élan comprimé, une réflexion morbide, qui aurait tendu ses arcs noirs au dessus de son univers. »
Cioran – « Le livre des leurres » 1936 – Quarto Gallimard, p. 177
Ces « arcs noirs », que sa santé fragile lui avait pourtant laissé apercevoir dans sa jeunesse, la vie s’était chargée de les bander autour de lui en 1778, lors du douloureux décès de sa mère. Une fois encore les voici « tendus au dessus de son univers » en cette année 1787, millésime de « Don Giovanni » et de la « Petite Musique de Nuit ». La lettre en date du 4 avril que Wolfgang Amadeus écrit à son père malade qui vit ses derniers instants, donne au jeune homme de 31 ans l’occasion d’affirmer sa pleine lucidité vis à vis de la mort :
« Comme la mort, à y regarder de plus près est le vrai but de la vie, je me suis, depuis quelques années, tellement familiarisé avec cette véritable, parfaite, amie de l’homme, que son image m’est très apaisante et réconfortante ! Je ne me couche jamais sans songer que le lendemain peut-être, si jeune que je sois, je ne serai plus là… »
C’est sans doute à cette subtile clairvoyance que l’on doit la délicate retenue qui préside à l’expression contemplative – indéniablement mélancolique pourtant – de ce joyau qu’est le lied « Abendempfindung ». Mozart l’écrit en juin 1787, quelques semaines à peine après la mort de Léopold, son père… Il ne serait pas surprenant que la partition ait conservé quelques traces de son émotion, les larmes ont la fâcheuse manie de nous échapper.
Plus on se délecte de la grâce béate de cette musique, plus grande est la tentation de rejoindre en pensée ce musicologue italien* qui déclarait que la contemplation sereine de la mort qu’inspire ce texte musical lui apparait comme une préfiguration de sa manifestation définitive et suprême que Mozart exprimera dans son œuvre ultime, le « Requiem ».
* Pier-Luigi Petrobelli
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C’est avec toute la lumière de sa voix que Sophie Karthäuser éclaire ce soir de profonde intimité.
Triste, la beauté ?
Abendempfindung
Abend ist’s, die Sonne ist verschwunden,
Und der Mond strahlt Silberglanz
So entflieh’n des Lebens schönste Stunden
Flieh’ vorüber wie im Tanz
Bald entflieht des Lebens bunte Szene,
Und der vorhang rollt herab.
Aus ist unser Spiel ! Des Freundes Träne
Fliesset schon auf unser Grab.
Bald vielleicht mir weht, wie Weswind leise,
Eine stille Ahnung zu-
Schliess’ ich deises Lebens Pilgerreise,
Fliege in dans Land der Ruh’.
Werd’t ihr dann an meinem Grabe weinen
Trauernd meine Asche seh’n,
Dann, o Freunde, will ich euxh erscheinen
Und will Himmel auf euch weh’n.
Schenk’ auch du ein Tränchen mir
Und pflücke mir ein Veilchen auf mein Grab.
Und mit deinem seelenvollen Blicke
Sieh’ dann sanft auf mich herab.
Weih’ mir eine Träne und ach !
Schäme dich nur nicht, sir mir zu weih’n
O sie wird in meinem Diademe
Dann die Schönste Perle sein.
(?) Joachim Heinrich Campe (1746-1818)
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Sensation du soir
C’est le soir, le soleil s’est retiré
Et la lune brille d’un éclat argenté.
Ainsi s’enfuient les plus belles heures de la vie,
Qui s’envolent comme en dansant.
Bientôt s’éteindra la scène bariolée de l’existence,
Et le rideau tombera.
Terminé notre spectacle, la larme de l’ami
Coulera déjà sur notre tombe.
Bientôt peut-être (comme un léger vent d’ouest,
Un paisible pressentiment m’envahit)
Achèverai-je mon pèlerinage à travers cette vie
Et m’envolerai-je pour le royaume de paix.
Alors vous pleurerez sur ma tombe,
Affligés, vous penchant sur mes cendres ;
Alors je vous apparaîtrai, mes amis,
Et du ciel, vous adresserai un signe.
Toi aussi, fais-moi don d’une petite larme
Et cueille pour moi une violette sur ma tombe,
Puis vers moi, doucement, incline
Ton regard plein d’âme.
Offre-moi une larme, ne redoute la honte
De t’épancher pour moi.
Sur mon diadème, alors, cette larme sera
La perle la plus belle.
Car le poète est un four à brûler le réel. De toutes les émotions brutes qu’il reçoit, il sort parfois un léger diamant d’une eau et d’un éclat incomparables. Voilà toute une vie comprimée dans quelques images et quelques phrases. Pierre Reverdy