I have learned that all you give is all you get So give it all you’ve got*
Shirley Horn – (1934-2005) – Photo 1991
« Le retour de Shirley Horn au devant de la scène à l’âge mûr a révélé au grand public une chanteuse d’une rare authenticité, chez qui l’émotion la plus pure se conjuguait à une musicalité sans pareille dont témoignait son aura auprès des musiciens. »
Vincent Bessières – Directeur de la revue « Jazz & People »
* J’ai appris que tout ce qu’on donne est tout ce qu’on obtient
Alors donne tout ce que tu as reçu
Il est tard. Les vieilles pierres irlandaises neuf fois centenaires du château de Carrickfergus ne vont pas tarder à rejoindre pour la nuit leur nid de brumes froides. Laissons les se souvenir des invasions qui les assemblèrent et des combats dont elles portent encore fièrement les cicatrices.
Ce soir, nous irons nous réchauffer dans ce pub, derrière le port. Autour d’un violon, d’une flûte, et d’une guitare, nous noierons notre mélancolie dans une (ou peut-être deux…!) pinte de Guinness ou de Kilkenny. Une jolie rousse chantera pour nous la complainte de ce ce vieux vagabond qui rêve, avant de mourir, de retrouver ses amours de jeunesse, là-bas, pas très loin de Belfast, à Carrickfergus…
Depuis ce jour de 1937 où Ira et George Gershwin ont composé cette superbe mélodie nostalgique, » A foggy day « , les interprètes les plus prestigieux, les arrangeurs les plus doués, n’ont pas cessé d’en donner des versions toutes aussi séduisantes les unes que les autres. Tous ces musiciens, à leur manière, ont fait scintiller le soleil au milieu du brouillard londonien.
Comment, si l’on a déjà pris quelque distance avec ses vingt ans, ne pas entendre Fred Astaire, Frank Sinatra ou Doris Day fredonner cet air là dans les brumes de ses souvenirs ? Quel amateur de jazz aurait oublié la trompette magique de Winton Marsalis improviser sur cet éternel standard ; lequel d’entre eux, fût-il devenu sourd et amnésique, n’entendrait-il pas encore, gravé dans les sillons de sa mémoire, l’incontournable duo d’anthologie Louis Armstrong – Ella Fitzgérald déchirer le brouillard londonien ? Et je gage qu’en fouillant les playlists cachées dans les Ipods des plus jeunes, on trouverait « A foggy day » interprété par Michael Bublé ou David Bowie.
Sans doute y-a-t il autant de belles versions de cette mélodie que de jours de brouillard à Londres en une année. Il en est cependant une dont la simplicité intimiste me touche particulièrement. La beauté et la douceur de l’interprète ne sont certainement pas sans influence sur mon choix, et chaque fois que je regarde la vidéo qui suit, je ne peux m’empêcher de rêver au bonheur qui aurait été le mien si, le temps d’une chanson, j’avais pu occuper la place ô combien enviable du grand acteur anglais Terry Thomas ce jour-là. Encore eût-il fallu que je naquisse un peu plus tôt et que…
Je crains que, ce billet publié, il me faille aussi désormais partager mon rêve…
I was a stranger in the city Out of town were the people I knew I had that feeling of self-pity What to do? What to do? What to do? The outlook was decidedly blue But as I walked through the foggy streets alone It turned out to be the luckiest day I’ve known.
A foggy day in London Town Had me low and had me down I viewed the morning with alarm The British Museum had lost its charm How long, I wondered, could this thing last? But the age of miracles hadn’t passed, For, suddenly, I saw you there And through foggy London Town The sun was shining everywhere.
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J’étais une étrangère dans la ville
Et loin d’elle étaient les gens que je connaissais.
J’avais ce sentiment de m’apitoyer sur moi-même.
Que faire ? Que faire ? Que faire ?
Les perspectives étaient définitivement déprimantes.
Mais alors que je marchais seule dans les rues brumeuses
Ce jour est devenu le plus chanceux de ma vie.
Un jour de brouillard à Londres
M’a connue triste et atterrée
J’ai vu désemparée le matin arriver,
Le British Museum avait perdu son charme.
Combien de temps, me suis-je demandé, cela va-t il durer?
Mais le temps des miracles n’est pas révolu
Car, soudain, je t’ai vu là
Et à travers Londres noyée sous la brume
Le soleil partout brillait.
Le brouillard a tout mis Dans son sac de coton; Le brouillard a tout pris Autour de ma maison.
Plus de fleurs au jardin, Plus d’arbres dans l’allée; La serre du voisin Semble s’être envolée.
Et je ne sais vraiment Où peut s’être posé Le moineau que j’entends Si tristement crier.
Maurice Carême
Brouillard d’automne
Le voici devenu fantôme. Le voici s’approchant du seuil Où il jouait seul, autrefois, Enfant triste au milieu des feuilles Que semait le brouillard d’automne.
Le voici brouillard à son tour Et se penchant avec amour.
Le voici prenant dans ses bras L’enfant seul qui joue sans l’entendre, Et comprenant soudain pourquoi, Dans les automnes d’autrefois, Le brouillard lui semblait si tendre.
Un couteau dans la main, un couteau dans la gorge.
J. L. Borges, Le tango.
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Et, même après la rudesse de cette belle et juste vision, n’aurait-t-on pas la tentation, au risque de choquer, de détourner vers le tango quelques uns des propos que Gide notaient sur la musique de Chopin, et de dire de cette musique mythique des faubourgs de Buenos-Aires telle qu’elle est servie par Astor Piazzola, son Maître absolu, qu’elle » propose, suppose, insinue, séduit, persuade ; qu’elle n’affirme presque jamais. » ?
A quelle vérité, d’ailleurs, pourrait prétendre le reflet d’un souvenir nostalgique dans le miroir flou d’une larme ancienne ?
N’aurait-on pas encore l’envie d’aller chercher, comme Gide pour Chopin, ces vers exquis de Paul Valéry : « Est-il art plus tendre / Que cette lenteur ? »
Même si, comment l’ignorer, chacun sait que le couteau vengeur demeure toujours à portée de la main de l’ange aux cheveux noirs et qui conduit la danse.
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Le temps d’un « Hiver à Buenos-Aires » – Invierno Porteño – pour s’en laisser persuader, et se laisser séduire, par des musiciens hollandais…
Et de belle manière !
Arrangement pour trio (Piano-Violon-Violoncelle) d’une des « Cuatro estaciones porteñas »
[Porteño : Habitant de Buenos-Aires, enfant d’émigrants, né en Argentine]
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Et la voix de Valeria Munarriz pour entendre chanter ce que Borges dit au Tango :
ALGUIEN LE DICE AL TANGO
Tango que he visto bailar contra un ocaso amarillo por quienes eran capaces de otro baile, el del cuchillo
Tango de aquel Maldonado con menos agua que barro, tango silbado al pasar desde el pescante del carro.
Despreocupado y zafado, siempre mirabas de frente. Tango que fuiste la dicha de ser hombre y ser valiente.
Tango que fuiste feliz, como yo también lo he sido, según me cuenta el recuerdo; el recuerdo fue el olvido.
Desde ese ayer, ¡cuántas cosas a los dos nos han pasado! Las partidas y el pesar de amar y no ser amado.
Yo habré muerto y seguirás orillando nuestra vida. Buenos Aires no te olvida, tango que fuiste y serás.
QUELQU’UN DIT AU TANGO
Tango, toi que j’ai vu danser
Contre un long crépuscule jaune,
Par tous ceux qui étaient capables
De cette danse du couteau.
Tango venu de ce ruisseau, Maldonado,
Contenant plus de boue que d’eau,
Tango qu’on sifflait en passant
Depuis le siège du chariot.
Insouciant et effronté,
Tu regardais toujours en face,
Tango qui as été la joie
D’être homme et d’avoir de l’audace.
Tango qui as été heureux
Comme je l’ai été aussi,
C’est ce que dit mon souvenir ;
Le souvenir ce fut l’oubli….
Depuis ce passé que de choses
A tous deux nous sont arrivées !
Les départs avec les chagrins
D’aimer et n’être pas aimé.
Je serai mort, tu resteras
Coulant au bord de notre vie.
Pour Buenos-Aires pas d’oubli,
Tango tu fus et tu seras.
Pourquoi faudrait-il qu’un agenda, trop bien organisé pour d’autres motifs que ceux qu’inspire le sentiment, rappelle à chacun, une fois l’an, qu’il doit sa vie et le « plus » unique si personnel qui la caractérise, à la mère qui les lui a donnés ?
Quand on a, un jour, reconnu la sienne dans la lumière de son sourire, les assistants de la mémoire ne sont plus d’aucune utilité. Ce regard aura gravé au plus profond du cœur d’enfant une empreinte que le temps, pourtant effaceur de génie, ne saura plus que raviver chaque jour jusqu’au bout du voyage.
Chacun pourrait, à sa guise, remplacer les images de cette vidéo montée par un sensible inconnu d’internet, par celles puisées dans son propre album, il ne changerait au fond que des visages. Rien, dans ce qui fait l’émotion de cette chanson – » I walk with you, Mama » (Je marche avec toi, Maman) – qu’elles veulent illustrer, ne se sera transformé : ni le rythme nostalgique de la ballade qu’elle propose, ni la douceur des souvenirs qu’elle évoque, ni le poids des questions encore suspendues à leur interminable point d’interrogation.
La voix de miel d’Anne-Sofie Von Otter pour enchanter un album de souvenirs inoubliables qui appartient à chacun et qui jamais ne nous laisse faire seul le chemin…
◊
Je marche avec toi, Maman
Sur le passage qui borde la rivière
Nous nourrissons les cygnes et saluons les gens que nous croisons.
Je parle avec toi Maman, et je t’écoute,
Et je t’entends me dire :
« Je suis désolée de t’avoir laissée seule sur ce chemin. »
◊
Je marche avec toi Maman
Dans le parc roux de l’automne
La tristesse l’habite quand chênes et érables perdent leurs feuilles.
Je parle avec toi Maman, et je t’écoute,
Et je t’entends me dire :
« Je suis désolée de t’avoir laissée seule sur ce chemin. »
◊
Oui, tu aurais pu rester plus longtemps
Pour me consacrer plus de temps,
Tu n’as même pas attendu de dire adieu
Pourquoi tant de folle précipitation ?
Je reste avec tant de questions,
Avec tellement d’amour à donner encore.
D’une certaine façon j’en suis arrivé à comprendre maintenant,
Bien qu’il semble que je n’aille nulle part.
◊
Je marche avec toi Maman,
Sur une route qui connait le voyage
Retraçant chaque pas
Chaque dimanche dans le parc.
Je parle avec toi Maman, et je t’écoute,
Et je t’entends me dire :
« Je suis désolée de t’avoir laissée seule sur ce chemin. »
◊
Compositeur : Benny Andersson, LE compositeur du célèbre groupe ABBA.
Louis Lottier – Vue générale de Beyrouth depuis Wadi Abou Jémil – 1860
En montagne libanaise
Se souvenir – du bruit du clair de lune, lorsque la nuit d’été se cogne à la montagne, et que traîne le vent, dans la bouche rocheuse des Monts Liban.
Mustapha Farroukh – Village de Zouk et Harissa – 1955
Se souvenir – d’un village escarpé, posé comme une larme au bord d’une paupière ; on y rencontre un grenadier, et des fleurs plus sonores qu’un clavier.
Mustapha Farroukh – Village de Kabb Elias 1936
Se souvenir – de la vigne sous le figuier, des chênes gercés que Septembre abreuve, des fontaines et des muletiers, du soleil dissous dans les eaux du fleuve.
Mustapha Farroukh – Maison Sud Liban 1932
Se souvenir – du basilic et du pommier, du sirop de mûres et des amandiers. Alors chaque fille était hirondelle, ses yeux remuaient, comme une nacelle, sur un bâton de coudrier.
Mustapha Farroukh – Petit déjeuner libanais – 1946
Se souvenir – de l’ermite et du chevrier, des sentiers qui mènent au bout du nuage, du chant de l’Islam, des châteaux croisés, et des cloches folles, du mois de juillet.
Mustapha Farroukh – Atour de Sidon – 1955
Se souvenir – de chacun, de tous, du conteur, du mage, et du boulanger, des mots de la fête, de ceux des orages, de la mer qui brille comme une médaille, dans le paysage.
Mustapha Farroukh – Village sur le Mont Liban 1945
Se souvenir – d’un souvenir d’enfant, d’un secret royaume qui avait notre âge ; nous ne savions pas lire les présages, dans ces oiseaux morts au fond de leurs cages, sur les Monts Liban.
Mustapha Farroukh – Village de Kabb Elias 1934
Poème de Nadia Tueni (Baakline 1935 – Beyrouth 1983)
Illustration musicale :
Los Paxaricos (Isaac Levy I.59) – Maciço de Rosas (I.Levy III.41) – Jordi Savall
Quand on chante le printemps, le soir, dans les ruelles étroites de l’Alfama, ce très vieux quartier de Lisbonne, on ne pousse pas la chansonnette qui salue le retour et les joies des beaux jours. Oh non ! On chante, mélancolique, la nostalgie des amours perdues, les peines et les souffrances de l’âme. On chante la » saudade « .
Les cordes des guitares sont faites de chair humaine et vibrent aux larmes, comme des cœurs meurtris ; la voix, long lamento venu du plus profond des entrailles, envoie quelques lambeaux d’espérance à l’âme qui s’enténèbre et qui crie sa douleur.
Là-bas, on chante le » Fado » !
Tout cet amour qui nous souda Comme s’il était de cire Se brisait et se défaisait. Aïe funeste printemps Nous aurions vraiment dû Mourir ce jour-là.
J’étais tellement condamnée À vivre seule avec mes larmes À vivre, à vivre sans toi. Vivre sans jamais oublier Cet enchantement Que ce jour-là j’ai perdu.
Le pain dur de la solitude C’est seulement ce que l’on nous donne Ce que l’on nous donne à manger. Qu’importe que mon cœur Dise oui ou dise non S’il continue à vivre.
Tout cet amour qui nous souda S’il se brisait, se défaisait, En terreur se convertissait. Que personne ne me parle du printemps Ah si seulement, nous étions Morts ce jour-là !
(Traduction approximative)
Dans chaque Fado, une larme pour la grande et inoubliable Amalia Rodrigues.
Il y a bientôt quarante ans Robert Schumann entrait dans sa dernière et plus profonde nuit.
Clara Schumann – 1819-1896
Depuis, Clara, son épouse adorée, n’a jamais cessé d’entretenir avec son cher disparu une chaleureuse intimité au travers des très nombreuses partitions de Robert, qu’elle se plait à lire et relire, à classer, et, pianiste exceptionnelle qu’elle est, à jouer, pour elle-même ou pour ses enfants, désormais.
Voilà deux ans que Clara ne se produit plus sur les scènes de France, d’Angleterre ou de Russie, qui la réclament tant ; elle a arrêté d’enseigner au Conservatoire de Francfort, et termine en ce moment une édition complète des œuvres de son génial époux, tout en composant encore quelque peu.
Il faut dire qu’en cette année 1893, elle approche les 74 ans. Il est loin le temps où elle défendait avec ardeur les conceptions musicales traditionalistes de Johannes Brahms, face aux modernistes lisztiens.
Johannes Brahms – 1833-1897
Brahms n’a qu’une soixantaine d’années.
Depuis sa rencontre avec les Schumann en 1853 à Düsseldorf , Johannes, qui voue à Robert à la fois une profonde reconnaissance, vite devenue véritable amitié et une réelle admiration, est fasciné par Clara ; amoureux, discret mais constant, de la belle personne qu’elle est – toutes acceptions confondues.
Dès les premières années, le jeune Brahms, à qui elle avait autorisé le tutoiement, lui écrivait déjà : » Tes lettres sont pour moi comme des baisers « . Et lucide, quelques années plus tard, s’étant résigné à l’idée qu’il ne prendrait jamais la place de Robert dans le cœur de » sa » Clara : » Les passions doivent vite s’éteindre, ou alors il faut les chasser « .
Peu de temps avant d’entrer dans la maladie qui lui sera fatale, Brahms, en cette année 1893, dédie à celle qui jamais n’aura quitté son cœur, six pièces pour piano, (SechsKlavierstücke), qui portent le numéro d’opus 118.
La deuxième de ces pièces, un Intermezzo parmi les quatre contenus dans cet ensemble, est précédée de la mention » Andante teneramente « (Andante tendrement). Le pianiste sait ainsi tout ce qu’il doit savoir…
Que de tendresse dans les confessions intimes que Johannes fait ici à Clara. Pour parler de cette musique, peut-être la plus dense et la plus chargée d’émotion, que le compositeur a écrite, il faudrait employer le ton du secret. Tout, dans les pastels de la polyphonie et dans le rythme alangui du phrasé, appelle au souvenir délicatement nostalgique, d’une ancienne histoire d’amour qui ne saurait finir. Tout l’amour d’une vie dans son écrin de tendresse, d’élans intenses, d’extases pudiquement retenues, et de regrets aussi, s’y trouve exprimé, avec douceur. Ultime confidence susurrée au creux d’une oreille, comme un tendre baiser déposé juste avant un long sommeil.
Que d’amour sincère et mélancolique dans les délicates harmonies de ces pages !
Comment ne pas s’étonner de découvrir chez ce jeune pianiste néerlandais d’une vingtaine d’années à peine, Arthur Jussen, autant de maturité capable d’éclairer avec autant de justesse la palette d’émotions rassemblées dans cet Intermezzo au terme d’une vie aussi riche et aussi dense que celle de Johannes Brahms ?
Car le poète est un four à brûler le réel. De toutes les émotions brutes qu’il reçoit, il sort parfois un léger diamant d’une eau et d’un éclat incomparables. Voilà toute une vie comprimée dans quelques images et quelques phrases. Pierre Reverdy
L'oreille du taureau à la fenêtre De la maison sauvage où le soleil blessé Un soleil intérieur de terre Tentures du réveil les parois de la chambre Ont vaincu le sommeil Paul Eluard