Musiques à l’ombre – 3 – Hypnotique

Vient de paraître sur « De Braises et d’Ombre » :

Musiques à l’ombre – 3 – Hypnotique

Richesse des thèmes, variétés des climats, puissance tellurique montée des rudes contrées du nord, le Concerto en ré mineur de Jean Sibelius rassemble, en trois mouvements composés avec frénésie dans sa quarantième année, toute la passion qu’adolescent le maître finlandais nourrissait déjà pour l’instrument.

Hypnotique !

Jean Sibelius
Concerto pour violon en Ré mineur – Op. 47

Augustin Hadelich (Violon)
hr-Sinfonieorchester
Andrés Orozco-Estrada (Direction)

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Musiques à l’ombre

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Musiques à l’ombre

Avant-propos

Une petite anthologie musicale estivale d’œuvres qui me sont chères, qui ne dépassent pas les 30 minutes, à quelques virgules près, pour être offertes en version intégrale, et choisies pour leur incarnation de la jeunesse – jeune âge d’un compositeur ou d’un interprète, fraîcheur juvénile du thème évoqué…

Puissent ces choix délivrer à chacun comme un présent d’été, symbole d’une paix et d’un bonheur de vivre que saccage, hélas, la vulgarité de nos aujourd’hui, « la longue caresse d’une main de sable »*.

*Christian Bobin pour définir la musique.

Musiques à l’ombre – 1 – Carnaval

Eva Gevorgyan, ravissante jeune pianiste russe de 20 ans anime sous ses doigts virtuoses tous les personnages de la Commedia del’arte que Robert Schumann, alors à peine plus âgé que notre interprète, illustre dans sa composition du « Carnaval » Op.9.

Répondent également à l’invitation du compositeur pour ce bal masqué, ses doubles intimes, Eusebius et Florestan qui ne quittent jamais son imagination, sa fiancée du moment, Ernestine, et son immense amour, Clara… Et puis Paganini et Chopin à qui il rend en quelques notes un bien touchant hommage.

Vingt-deux variations pour faire du clavier une salle de bal où l’on voit danser, main dans la main, fantastique et romantisme.

Magie de la musique faite poésie, ou l’inverse, autour du thème du masque et du déguisement, mais aussi du rêve et de l’amour… autour de la jeunesse, tout simplement.

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Rêve au crépuscule

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Rêve au crépuscule

« Le crépuscule du soir, l’heure de tous les accomplissements »

Rainer Maria Rilke

Matthias Goerne (baryton) et Seong-Jin Cho (piano)

Entre soyeux de la voix  et moelleux du toucher, le lied dans sa plus belle expression harmonique…

Matthias Goerne chante « Traum durch die Dämmerung », extrait des  « Trois lieder op.29 » de Richard Strauss.

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L’amour au temps de… la pandémie

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L’amour au temps de… la pandémie

Dans le malheur, l’amour devient plus grand et plus noble.’

Gabriel Garcia-Marquez
(« L’amour au temps du choléra » – 1985)

Un émouvant montage-collage d’un youtubeur inconnu en guise de bande-annonce rétrospective du film prémonitoire de David Mackenzie, sorti sur les écrans en 2011, PERFECT SENSE.

Au cœur d’une pandémie mondiale causée par un virus étrange qui entraîne chez les malades qu’il infecte une perte progressive des sens, un cuisinier, privé de facto d’une large part d’activité, et une brillante infectiologue, aussi perplexe qu’engagée, tombent amoureux.

Le vidéaste mixe selon son inspiration propre quelques images du film avec la voix de Shirley Horn chantant une des plus belles réussites du Jazz vocal de son cru, « Here’s to life », qui ne fait en rien partie de la bande son originale.

Émotion garantie à travers un harmonieux souvenir de cette romance cinématographique brièvement revisitée musicalement ici avec justesse et bon goût.

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Les rêves morts

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Les rêves morts

Albert Gyorgy – Mélancolie (Rotonde du Mont Blanc à Genève)

Je voudrais pour aimer avoir un cœur nouveau

Qui n’eût jamais connu les heures de détresse,

Un cœur qui n’eût battu qu’au spectacle du beau

Et qui fût vierge encor de toute autre tendresse ;

[…]

Gaëtane de Montreuil (Québec) 1867-1951

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La nuit 30 – Mélodie sentimentale ou le « bonheur d’être triste »

« La mélancolie est un crépuscule. La souffrance s’y fond dans une sombre joie. La mélancolie, c’est le bonheur d’être triste. »

Victor Hugo – Les Travailleurs de la mer

Où notre âme élégiaque peut-elle mieux que dans la « saudade » de la mélodie brésilienne chercher l’écho de cette indéfinissable sensation mélancolique qui la maintient en état d’impesanteur au milieu des halos d’une tristesse diffuse, là-même où ose à peine se dissimuler la suavité de l’inavouable plaisir que cette lascivité lui procure ? Comme si cet état mélancolique constituait pour nous-même l’indispensable preuve de notre existence, légitimation, s’il en était besoin, de l’ineffable bonheur qu’elle confère à nos instants crépusculaires.

Seul le chant mélodieux d’Orphée, l’inconsolable, sait raconter l’abondance et le manque… Orphée est brésilien, n’est-ce pas ? Et le poète n’ignore pas, quand, depuis la nuit de ce « pays de lumière, de sel et d’eau », il choisit de nous caresser le cœur en boucle avec une mélodie sentimentale, qu’il nous téléporte subrepticement, petit à petit, dans l’intime de l’âme brésilienne, comme devant le miroir de nos propres langueurs.

Ainsi s’invente une histoire…

Tout commence un soir, à Rio de Janeiro, loin des tambourins métalliques des cariocas en fête, dans le fauteuil de velours d’une petite salle de concert. Une soprano, charmante, gracieuse, Nadine Sierra, entre en scène accompagnée de son pianiste. Elle chante, elle enchante… Après les merveilles de son répertoire, joyeux, sucré, savant, quelques bis, délicieux. Enfin, l’ultime morceau du récital, un hommage au plus romantique des compositeurs brésiliens : Nadine, négligemment appuyée sur le piano, interprète une pièce d’Heitor Villa-Lobos, « Melodia sentimental », composée en 1950 – quelques années avant sa mort – sur une poésie de Dora Vasconcellos.

Un rien compassé, certes, mais un bonheur ! Un bonheur de douce mélancolie !…

La mélodie me poursuivra jusqu’au bout de la nuit… La mélancolie aussi.

Acorda, vem ver a lua
Que dorme na noite escura
Que surge tão bela e branca
Derramando doçura
Clara chama silente
Ardendo meu sonhar..

As asas da noite que surgem
E correm no espaço profundo
Oh, doce amada, desperta
Vem dar teu calor ao luar

Quisera saber-te minha
Na hora serena e calma
A sombra confia ao vento
O limite da espera
Quando dentro da noite
Reclama o teu amor

Acorda, vem olhar a lua
Que brilha na noite escura
Querida, és linda e meiga
Sentir meu amor e sonhar

Réveille-toi, viens voir la lune
qui dort dans la nuit noire
qui surgit si belle et blanche
fontaine de douceur
claire flamme silencieuse
brûlant mes songes..

Les ailes de la nuit qui apparaissent
et traversent les profondeurs de l’espace
oh, bien aimée, réveille-toi
viens donner ta chaleur au clair de lune

J’aimerais te savoir mienne
à l’heure sereine et calme
où l’ombre confie au vent
la limite de l’attente
quand dans la nuit
elle réclame ton amour

Réveille-toi, viens voir la lune
qui brille dans la nuit noire
Chérie, si belle, si tendre,
reçois mon amour et rêve

&

Quelques tranches de « carne de sol » et une ou deux « caïpirinha » plus tard, me voici entraîné dans la chaude nuit brésilienne. On a décidé, cadeau d’une amitié soudaine, de m’emmener au « Vivo Rio » écouter la grande Maria Bethania. Quand nous arrivons dans la salle comble où elle se produit ce soir, elle a, depuis de longues minutes déjà, hypnotisé la foule inconditionnelle de ses admirateurs. Du fond du théâtre enthousiaste où nous attendons de pouvoir prendre place, nous voyons Maria revenir sur le plateau après une courte pause. Dès que, dans un balancement nonchalant, les lampions du décor tamisent leur déjà pâle lumière, le silence s’empare des lieux désormais en apnée. Discrètement soutenue par quelques accords de guitare, Maria dit quelques vers extraits du célèbre poème « Patria minha » (Ma patrie) du non moins célèbre Vinicius de Moraes, avant d’enchainer la désormais mienne « Melodia sentimental ».

A croire qu’elle m’avait attendu…

Patria Minha (Vinicius de Moraes)

Se me perguntarem o que é a minha pátria, direi :
Não sei. De fato, não sei
Como, por que e quando a minha pátria
Mas sei que a minha pátria é a luz, o sal e a água
Que elaboram e liquefazem a minha mágoa
Em longas lágrimas amargas.

Si l’on me demande quelle est ma patrie, je dirai :
Je ne sais pas. De fait, je ne sais pas
Comment, pourquoi ou quand ma patrie
Mais je sais que ma patrie est la lumière, le sel et l’eau
Qui façonnent et liquéfient ma douleur
En de longues larmes amères.

Autre lieu, autre voix, autre accent, plus populaire sans doute, mais même parfum de douce mélancolie où confusément se mêlent fumet de souvenir et arôme d’espérance.

&

Mais, on le sait, la nuit à Rio ne prend fin qu’avec l’apparition des premiers rayons du soleil sur la baie. Alors, après son enivrant concert, notre « Abelha-rainha » (Reine des abeilles), comme on surnomme ici Maria Bethania, que nous sommes allé saluer dans sa loge, nous a invités à attendre le bel astre sur sa terrasse, en haut de sa colline. Des heures et des heures magiques pendant lesquelles chacun a partagé sans pudeur, mais avec une infinie délicatesse, ses sentiments, d’un trait de guitare, d’un hochement rythmé de la tête, ou en mêlant simplement son fredonnement à la chorale improvisée, plongeant de temps à autre un regard admiratif vers le scintillement des braises éternelles éparpillées tout en bas.  

Et puis, aux derniers instants de la nuit, avant que nous nous séparions, Maria a bien voulu, partager avec nous l’un de ses enregistrements de « Melodia sentimental ». A l’observer s’écouter elle-même, qui aurait encore osé un doute ?

« La mélancolie c’est le bonheur d’être triste. »

&  &  &

Dig Ding Dong !

 

Bravo, mademoiselle Mabou ! Quand on chante cette petite chanson avec le talent qui est déjà le tien, il est parfaitement légitime de la revendiquer et de se l’approprier comme tu le fais, avec beaucoup de détermination.

Mais tu sais, avant d’être tienne aujourd’hui, elle a été la nôtre, et celles de beaucoup de nos anciens qui nous l’ont apprise ; comme elle sera, demain, celle de tes enfants à qui tu la chanteras et qui, à leur tour, continueront cette heureuse chaîne musicale sans fin.

Mais sans doute ne sais-tu pas encore que cette petite comptine, « Frère Jacques »en allemand :  Bruder Jakoba inspiré un des plus grands musiciens de la fin du XIXème siècle et du début du XXème, Gustav Mahler.

Gustav Mahler - (1860-1911)

Gustav Mahler – (1860-1911)

Quand le temps sera venu pour toi de prêter ta jolie voix aux merveilleux lieder qu’il a composés, tu sauras l’immense symphoniste qu’il a été et qu’il demeure. Pourtant, dès la première symphonie, « Titan », celle-là même où il reprend, au 3ème mouvement, le thème de « Frère Jacques », le public et les critiques de l’époque lui dénient cette qualification, le maintenant confiné dans son rôle de chef d’orchestre et, partant, l’obligeant à réduire considérablement le temps qu’il aurait préféré consacrer à la composition. Tant de chefs d’œuvre, assurément, dont nous aurons été privés.

Il y aurait tant à dire sur cette première symphonie tellement décriée, maintes fois retravaillée, amputée, redécoupée, par laquelle Mahler devient véritablement adulte. Certes les nombreuses symphonies à venir vont lui conférer à la fois assurance et force tragique, mais jamais autant que dans les passions et les inévitables maladresses de cette partition initiatique Mahler n’apparaîtra tel qu’en lui-même, romantique épris de liberté, ivre de la volonté de briser les carcans du chef d’orchestre pour laisser s’envoler la création de l’artiste.

Ainsi, lorsqu’il compose le très déroutant 3ème mouvement, en Ré mineur, avec l’indication « solennel et mesuré, sans traîner », Mahler reprend en forme de canon, dans la tonalité mineure propre à exprimer le sérieux et le profond, la comptine célèbre. – Cela seul aurait déjà suffi à épouvanter l’auditoire de l’époque.

Au rythme lancinant de marche funèbre soutenu par le timbalier, le thème est exposé par la contrebasse solo avant d’être repris successivement par les autres instruments : tuba, violoncelles, basson etc… Et comme il s’agit d’une marche funèbre grotesque, le compositeur a choisi, pour marquer le trait d’humour grinçant, de faire sonner les instruments aux limites contre-nature de leur tessiture respective, demandant à la flûte par exemple de chanter à la lisière des graves ou au tuba de flirter avec les aigus.

Tout l’orchestre bientôt joue la marche funèbre sur le thème de « Frère Jacques », lorsque surgit un air enjoué de musiciens de village – un mariage juif d’Europe central peut-être – folklore inventé de toutes pièces par le compositeur. Et voilà que la savante musique symphonique, guindée, doit accueillir dans son sanctuaire, ô sacrilège, les accents de la musique populaire. Les fauteuils craquent à qui mieux mieux, la salle trépigne, souffle l’indignation.

Et la marche parodique reprend.

Jacques Callot - Les animaux à l'enterrement du chasseur - gravure

Jacques Callot – Les animaux à l’enterrement du chasseur – gravure

Après quelques mesures grotesques, le sublime, introduit par la harpe, nous enveloppe un instant dans les voiles délicats d’une citation mélodique des « Chants du compagnon errant »  (Lieder eines fahrenden Gesellen), cycle de lieder composé par Mahler sur sa propre poésie vers 1885.

Et la marche reprend, et les musiciens de rue retrouvent leur rengaine avant que le cortège des animaux qui suivent la dépouille du chasseur ne termine sa lente procession devant les portes des ténèbres. Clin d’œil, pendant tout ce mouvement, de Mahler au graveur français du début du XVIIème siècle qu’il admirait, Jacques Callot, et à sa gravure ironique.

Voici, charmante petite Mabou, une belle version de ce 3ème mouvement de la 1ère Symphonie « Titan » de Gustav Mahler, interprétée par le Budapest Festival Orchestra dirigé par Ivàn Fischer. Tu n’auras aucun mal à identifier « Ta » chanson au milieu de tous ces musiciens.

Ophélie /6 – Couleur de noyade

« Toutes les eaux sont couleur de noyade. »   (Cioran – « Syllogismes de l’amertume »)

Aucune âme sensible qui se serait une fois seulement penchée sur le sommeil éternel de la belle Ophélie emportée par les flots, ne saurait réfuter ce constat péremptoire de Cioran ? L’aphorisme lui eût-il été contemporain, le grand Berlioz l’aurait assurément fait sien.

Hector Berlioz (1803-1869)

Hector Berlioz (1803-1869)

Très tôt admirateur du théâtre de Shakespeare, à l’instar de la plupart des artistes de la fin du XIXème siècle – romantisme oblige – Berlioz se passionna pour les héroïnes de théâtre telles que Juliette et Ophélie. L’intérêt tout particulier qu’il accorda à Ophélie ne fut sans doute pas étranger à la passion amoureuse qu’il ressentit pour celle qui l’incarnait alors à la scène, l’actrice anglaise Harriet Smithson, qu’il ne tarda pas à épouser. (Cette passion pour cette jeune actrice inspira au compositeur son inoubliable « Symphonie fantastique » : manière de dire déjà ici ce que la musique doit à Ophélie…).

Pas étonnant dès lors, que notre musicien ait souhaité, à différents moments de sa vie, rendre hommage à l’Hamlet de Shakespeare. Il composa sur ce thème trois pièces pour orchestre et chœurs qui furent regroupées en 1852 en un recueil unique, « Tristia ».

La première des trois compositions, « Méditation religieuse », est une profonde réflexion inspirée par un poème de Thomas Moore, sur « le monde [qui] n’est qu’une ombre fugitive ». La troisième, une « Marche funèbre pour la dernière scène d’Hamlet », est écrite pour un chœur sans paroles et orchestre ; son titre suffit amplement à en exprimer la thématique.

C’est avec la deuxième de ces trois pièces, « La mort d’Ophélie », que Berlioz rend un très bel hommage à la mythique jeune femme. Il met en musique pour l’occasion un poème qu’Ernest Legouvé avait écrit à partir du récit que fait de la mort d’Ophélie la reine Gertrude à l’Acte IV d’Hamlet. Cependant, avant de donner à cette composition sa forme définitive pour chœur et orchestre, Berlioz en avait réalisé une version pour soprano et piano d’une beauté romantique particulièrement émouvante.

Et, à n’en pas douter, l’émotion devait être forte chez Berlioz aussi lors de la composition de cette ballade comme en témoignent certes le ton doucereux et les tendres harmonies ondoyantes de la musique – Andante con moto quasi Allegretto –  mais comme l’affirment également les deux vers d’Ovide qu’il cite en exergue à sa partition :

                               … qui viderit illas
De lacrymis factas sentiet esse meas.
(celui qui les verra / reconnaîtra l’effet de mes larmes)

Tristia

Notre émotion est  à son comble quand Anne-Sofie von Otter chante, avec toute la délicatesse qu’on lui connaît, cette douce mélodie qui ressemble tant à celle qu’aurait pu fredonner la blanche Ophélie livrée par sa chute aux caprices du courant avant sa triste fin au fond des eaux.

Peintres, poètes et musiciens… n’est-ce pas là le moindre des cortèges que nous puissions rejoindre pour accompagner Ophélie…?

La beauté lui va si bien, même quand elle prend la triste couleur des eaux…

HD et sous-titres français disponibles en bas à droite de la vidéo

La mort d’Ophélie

Auprès d’un torrent Ophélie
cueillait, tout en suivant le bord,
dans sa douce et tendre folie,
des pervenches, des boutons d’or,
des iris aux couleurs d’opale,
et de ces fleurs d’un rose pâle
qu’on appelle des doigts de mort.

Puis, élevant sur ses mains blanches
les riants trésors du matin,
elle les suspendait aux branches,
aux branches d’un saule voisin.
Mais trop faible le rameau plie,
se brise, et la pauvre Ophélie
tombe, sa guirlande à la main.

Quelques instants sa robe enflée
la tint encor sur le courant
et, comme une voile gonflée,
elle flottait toujours chantant,
chantant quelque vieille ballade,
chantant ainsi qu’une naïade
née au milieu de ce torrent.

Mais cette étrange mélodie
passa, rapide comme un son.
Par les flots la robe alourdie
bientôt dans l’abîme profond
entraîna la pauvre insensée,
laissant à peine commencée
sa mélodieuse chanson.

Ernest Legouvé

Deux : Comme « The two trees » de Yeats

Dualité simple du bonheur et de la tristesse représentée par les deux arbres que chaque strophe de ce très émouvant poème de William Butler Yeats décrit. Épanchement romantique, certes, du poète qui après avoir traversé les souvenirs heureux d’un amour s’abandonne à la triste réalité de la perte douloureuse de l’être aimé. (Yeats n’a jamais accepté d’avoir été repoussé par Maud Gonne)

Mais aussi vision symboliste de la confrontation entre le Bien et le Mal telle que l’illustre l’Arbre de Vie dans la Kabbale ; sagesse qui n’a pas – loin s’en faut – laissé indifférent le mystique Yeats, et que révèlent les images poétiques opposées qu’il distribue symétriquement dans les branches de chacun de ses arbres.

William Butler Yeats (1865-1939)

William Butler Yeats (1865-1939)

The two trees

Beloved, gaze in thine own heart,
The holy tree is growing there ;
From joy the holy branches start,
And all the trembling flowers they bear.
The changing colours of its fruit
Have dowered the stars with metry light ;
The surety of its hidden root
Has planted quiet in the night ;
The shaking of its leafy head
Has given the waves their melody,
And made my lips and music wed,
Murmuring a wizard song for thee.
There the Joves a circle go,
The flaming circle of our days,
Gyring, spiring to and fro
In those great ignorant leafy ways ;
Remembering all that shaken hair
And how the winged sandals dart,
Thine eyes grow full of tender care :

Beloved, gaze in thine own heart.
Gaze no more in the bitter glass
The demons, with their subtle guile.
Lift up before us when they pass,
Or only gaze a little while ;
For there a fatal image grows
That the stormy night receives,
Roots half hidden under snows,
Broken boughs and blackened leaves.
For ill things turn to barrenness
In the dim glass the demons hold,
The glass of outer weariness,
Made when God slept in times of old.
There, through the broken branches, go
The ravens of unresting thought ;
Flying, crying, to and fro,
Cruel claw and hungry throat,
Or else they stand and sniff the wind,
And shake their ragged wings ; alas !
Thy tender eyes grow all unkind :
Gaze no more in the bitter glass.

1893

Interprétation : Loreena McKennitt (Auteur-compositeur-interprète canadienne, d’origine irlandaise et écossaise, très inspirée par les traditions et musiques celtiques)

Les deux arbres

Ô mon Amour, regarde dans ton cœur
Le saint arbre qui croît ;
Dans le bonheur poussent ses saintes branches,
Sur lesquelles les fleurs doucement se trémoussent.
Les changeantes couleurs de ses fruits
Enrobent les étoiles de leur belle lumière ;
Ses racines cachées
S’enfoncent dans la nuit tranquille ;
La danse verdoyante de sa cime
Accorde aux vagues leur mélodie,
Et marrie mes lèvres à la musique
Que murmure pour toi ce chant magique.
C’est là que les Jupiter suivent le cercle
Enflammé de nos jours,
Tournoyant, virevoltant ça et là
Par les feuillages indifférents ;
Tu revois tes cheveux remués par le vent,
Et tes sandales courant à tire-d’ailes,
Et tes yeux s’emplissent d’une tendre attention :
Ô mon Amour, regarde dans ton cœur.

Ne regarde plus à travers la vitre amère
Les démons subtilement rusés,
Envole-toi à leur passage,
Ou regarde-les à peine ;
Là s’accroît une image fatale
Qu’accueille la nuit tempétueuse,
Des toits à moitié ensevelis sous la neige,
Des ramures brisées et des feuilles toutes noires.
Toutes choses deviennent infécondes
À travers la vitre terne que tiennent les démons,
La vitre du dehors lassé,
Fabriquée pendant que Dieu dormait en ses vieux jours.
Là, parmi les branches cassées, vont
Les corbeaux de la pensée sans repos ;
Volant, criant, de çà de là,
La griffe cruelle et la gorge affamée.
Ou bien ils se tiennent là, humant le vent,
Et secouant leurs ailes loqueteuses… Hélas !
Tes yeux tendres s’emplissent d’une méchante indifférence.
Ô ne regarde plus à travers la vitre amère !

Traduction : Guillaume Delaby

Ophélie/1 – Femme – Personnage – Mythe.

 « La mort d’une belle femme est sans doute le sujet le plus poétique du monde »

Antoine-Augustin Preault - Ophelie 1843

Antoine-Augustin Préault – Ophélie – 1843 (Musée d’Orsay)

Cette affirmation d’Edgar Poë pourrait bien faire figure d’explication définitive et sans nuance du succès que connut Ophélie, triste héroïne d’Hamlet de Shakespeare, auprès des artistes de la fin du XIXème siècle, au point que l’époque transformât bien vite le personnage de théâtre en légende, et la légende en mythe.

Vénus de Lespugue - Profil

Vénus de Lespugue – Profil

Point n’était besoin que nous découvrissions la Vénus de Lespugue, sculptée il y a 25 000 ans dans un bout d’ivoire de mammouth, pour nous convaincre de la force inspiratrice de la Femme. Comment dès lors ne pas concevoir que pour l’artiste de tous les temps ce pouvoir atteigne à son paroxysme lorsque l’objet même de la fascination qui le sous-tend s’expose une ultime fois dans la tragédie de sa disparition.

Shakespeare qui imagine le personnage d’Ophélie et son tragique destin n’aura pas échappé à cette fascination. Fragile Ophélie, docile et obéissante aux injonctions d’un père qui lui interdit son amour pour Hamlet ; faible jusqu’à s’abandonner à la folie et à la mort, après avoir été humiliée et repoussée par cet Hamlet, peut-être fou lui-même, dont elle se croit aimée, et qui, meurtrier de Polonius, son père, la plongera dans les tristesses du deuil.

Pudique et délicat Shakespeare qui, pour nous épargner le douloureux spectacle de la mort de la jeune femme, choisit la voix de la Reine du Danemark pour nous décrire les derniers instants de la belle :

Laërte, frère d’Ophélie, désire se venger d’Hamlet, qui a non seulement tué son père, mais l’a également privé de dignes funérailles . Il vient de mettre au point avec le roi le stratagème qui doit l’amener à accomplir son acte lorsque la reine, à la fin de la scène 7 du quatrième acte, vient annoncer la mort poétique d’Ophélie :

La reine
Un malheur vient sur les talons de l’autre
Tant ils se suivent de près. Votre sœur est noyée, Laërte.

Laërte
Noyée ? Où s’est-elle noyée ?

La reine
Au-dessus du ruisseau penche un saule, il reflète
Dans la vitre des eaux ses feuilles d’argent
Et elle les tressait en d’étranges guirlandes
Avec l’ortie, avec le bouton d’or,
Avec la marguerite et la longue fleur pourpre
Que les hardis bergers nomment d’un nom obscène
Mais que la chaste vierge appelle doigt des morts.
Oh, voulut-elle alors aux branches qui pendaient
Grimper pour attacher sa couronne florale ?
Un des rameaux, perfide, se rompit
Et elle et ses trophées agrestes sont tombés
Dans le ruisseau en pleurs. Sa robe s’étendit
Et telle une sirène un moment la soutint,
Tandis qu’elle chantait des bribes de vieux airs,
Comme insensible à sa détresse
Ou comme un être fait pour cette vie de l’eau.
Mais que pouvait durer ce moment ? Alourdis
Par ce qu’ils avaient bu, ses vêtements
Prirent au chant mélodieux l’infortunée,
Ils l’ont donnée à sa fangeuse mort.

Laërte
Hélas, elle est noyée ?

La reine
Noyée, noyée.

Eugène Delacroix - La mort d'Ophélie (1844)

Eugène Delacroix – La mort d’Ophélie (1844)

Peintres, romanciers, poètes, musiciens, du XIXème siècle ont trouvé dans le charme, romantique avant la lettre, d’Ophélie emportée par la folie, par la tristesse et par les eaux, une source intarissable de couleurs, d’images et de sentiments. Autant qu’en pourraient contenir les multiples fleurs dont elle aimait à se parer pour en faire les signes de son ultime langage de vérité.

« La sensibilité romantique française retient d’Ophélie la passion malheureuse et la folie, tantôt égarement amoureux, tantôt douleur morale, aux accents spleenétiques. » écrit Anne Cousseau en introduction de son article « Ophélie : Histoire d’un mythe fin de siècle ». Et un peu plus loin elle précise à juste raison qu’ « En vérité, le romantisme qui impose Ophélie à partir de 1870 est davantage celui des préraphaélites anglais, précurseurs de l’esthétique symboliste. Peintres et poètes, ils libèrent le personnage du texte shakespearien, et l’intègrent à toute une constellation de figures féminines… »

Démodée, périmée, loin aujourd’hui de l’image que veut donner de la femme le « féminisme » contemporain, Ophélie – tant celle de Shakespeare que celle des romantiques du XIXème – projette jusqu’à nous, de manière fantasmatique, son irréalité (ou sa réalité onirique, pour utiliser plutôt une expression positive) qui, sans doute, agit sur nous comme une douce sujétion esthétique chargée d’alimenter le mythe.

Et c’est ainsi que l’on peut encore, parfois, entrevoir Ophélie glisser dans l’encre à peine sèche d’un roman, l’entendre traverser une ballade de Gainsbourg ou de Johnny Hallyday, ou la voir réapparaître, naïve et pâle sur les bords d’un écran.

John William Waterhouse - Ophelia

John William Waterhouse – Ophelia

Séduit, comme au premier jour, par Ophélie retrouvée, j’ai décidé de faire en quelques billets une promenade à sa redécouverte :

  • Sur la scène où elle a pris vie, je la regarderai, couronnée de fleurs, sombrer dans la folie et dans la mort ;  je l’entendrai « murmurer sa romance ».
  • Les poètes me diront comment, « comme un grand lys » jadis elle flottait « sur l’onde calme et noire ».
  • Les peintres accrocheront sur les murs de mon musée imaginaire les tableaux qu’elle leur inspira.
  • Je suivrai au rythme des mélodies qui la racontent le courant qui l’emporte…

M’accompagnerez-vous ?