« […] Les insectes sont nés du soleil qui les nourrit. Ils sont les baisers du soleil, comme ma dixième Sonate qui est une sonate d’insectes. […] Je les éparpille aujourd’hui comme j’éparpille mes caresses. […] Si nous percevons les choses ainsi, le monde nous apparait comme un être vivant. »
Alexandre Scriabine
(Extrait d’une lettre adressée au musicologue russe Sabaneïev)
Alexandre Scriabine (1872-1915)
« Toute la vie de Scriabine semble ainsi comme une tentative de vaste prélude à un dépassement et un au-delà de la musique par la musique elle-même. »
Jean-Yves Clément – Alexandre Scriabine – Actes Sud Classica – P. 34
Un élan vers la lumière, à travers la porte qu’ouvre grand pour nous sur le « silence des sphères » la sonate pour piano N° 10 de Scriabine, interprétée par Yuja Wang.
Dualité simple du bonheur et de la tristesse représentée par les deux arbres que chaque strophe de ce très émouvant poème de William Butler Yeats décrit. Épanchement romantique, certes, du poète qui après avoir traversé les souvenirs heureux d’un amour s’abandonne à la triste réalité de la perte douloureuse de l’être aimé. (Yeats n’a jamais accepté d’avoir été repoussé par Maud Gonne)
Mais aussi vision symboliste de la confrontation entre le Bien et le Mal telle que l’illustre l’Arbre de Vie dans la Kabbale ; sagesse qui n’a pas – loin s’en faut – laissé indifférent le mystique Yeats, et que révèlent les images poétiques opposées qu’il distribue symétriquement dans les branches de chacun de ses arbres.
William Butler Yeats (1865-1939)
The two trees
Beloved, gaze in thine own heart,
The holy tree is growing there ;
From joy the holy branches start,
And all the trembling flowers they bear.
The changing colours of its fruit
Have dowered the stars with metry light ;
The surety of its hidden root
Has planted quiet in the night ;
The shaking of its leafy head
Has given the waves their melody,
And made my lips and music wed,
Murmuring a wizard song for thee.
There the Joves a circle go,
The flaming circle of our days,
Gyring, spiring to and fro
In those great ignorant leafy ways ;
Remembering all that shaken hair
And how the winged sandals dart,
Thine eyes grow full of tender care :
Beloved, gaze in thine own heart.
Gaze no more in the bitter glass
The demons, with their subtle guile.
Lift up before us when they pass,
Or only gaze a little while ;
For there a fatal image grows
That the stormy night receives,
Roots half hidden under snows,
Broken boughs and blackened leaves.
For ill things turn to barrenness
In the dim glass the demons hold,
The glass of outer weariness,
Made when God slept in times of old.
There, through the broken branches, go
The ravens of unresting thought ;
Flying, crying, to and fro,
Cruel claw and hungry throat,
Or else they stand and sniff the wind,
And shake their ragged wings ; alas !
Thy tender eyes grow all unkind :
Gaze no more in the bitter glass.
1893
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Interprétation : Loreena McKennitt (Auteur-compositeur-interprète canadienne, d’origine irlandaise et écossaise, très inspirée par les traditions et musiques celtiques)
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Les deux arbres
Ô mon Amour, regarde dans ton cœur Le saint arbre qui croît ; Dans le bonheur poussent ses saintes branches, Sur lesquelles les fleurs doucement se trémoussent. Les changeantes couleurs de ses fruits Enrobent les étoiles de leur belle lumière ; Ses racines cachées S’enfoncent dans la nuit tranquille ; La danse verdoyante de sa cime Accorde aux vagues leur mélodie, Et marrie mes lèvres à la musique Que murmure pour toi ce chant magique. C’est là que les Jupiter suivent le cercle Enflammé de nos jours, Tournoyant, virevoltant ça et là Par les feuillages indifférents ; Tu revois tes cheveux remués par le vent, Et tes sandales courant à tire-d’ailes, Et tes yeux s’emplissent d’une tendre attention : Ô mon Amour, regarde dans ton cœur.
Ne regarde plus à travers la vitre amère Les démons subtilement rusés, Envole-toi à leur passage, Ou regarde-les à peine ; Là s’accroît une image fatale Qu’accueille la nuit tempétueuse, Des toits à moitié ensevelis sous la neige, Des ramures brisées et des feuilles toutes noires. Toutes choses deviennent infécondes À travers la vitre terne que tiennent les démons, La vitre du dehors lassé, Fabriquée pendant que Dieu dormait en ses vieux jours. Là, parmi les branches cassées, vont Les corbeaux de la pensée sans repos ; Volant, criant, de çà de là, La griffe cruelle et la gorge affamée. Ou bien ils se tiennent là, humant le vent, Et secouant leurs ailes loqueteuses… Hélas ! Tes yeux tendres s’emplissent d’une méchante indifférence. Ô ne regarde plus à travers la vitre amère !
Musique : Concerto pour hautbois de Marcello en ré mineur – 2ème mouvement – Adagio
La complainte de la flûte
Écoute la flûte de roseau, écoute sa plainte Des séparations, elle dit la complainte :
– Depuis que de la roselière, on m’a coupée En écoutant mes cris, hommes et femmes ont pleuré.
– Pour dire la douleur du désir sans fin Il me faut des poitrines lacérées de chagrin.
– Ceux qui restent éloignés de leur origine Attendent ardemment d’être enfin réunis.
– Moi, j’ai chanté ma plainte auprès de tous, Unie aux gens heureux, aux malheureux, à tous.
– Chacun à son idée a cru être mon ami Mais personne n’a cherché le secret de mon âme ;
– Mon secret pourtant n’est pas loin de ma plainte, Mais l’œil ne voit pas et l’oreille est éteinte.
– Le corps n’est pas caché à l’âme ni l’âme au corps, Ce sont les yeux de l’âme seuls qui pourraient le voir.
– Le chant de cette flûte, c’est du feu, non du vent. Quiconque n’a pas ce feu, qu’il devienne néant !
– C’est le feu de l’amour qui en elle est tombé, Et si le vin bouillonne, c’est d’amour qu’il le fait.
– La flûte est la compagne des esseulés d’amour, Et nos voiles par ses notes, connaissent la déchirure.
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– La flûte est le poison et l’antidote aussi. Elle est l’amant, elle est l’Aimé, elle est ainsi.
– La flûte dit le récit du chemin plein de sang Et les histoires des fous d’amour et des amants.
– Il faut avoir perdu la raison pour comprendre, Mais la langue n’a que l’oreille comme cliente.
– En ce chagrin brûlant, notre âme s’est perdue. Ces jours sont devenus compagnons de nos brûlures.
& …
Jalâl ud Dîn Rûmî (1207-1273)
Ces distiques, joliment dits par Carolyne Cannella, sont les vers qui ouvrent le Mathnawî-I Ma‘navî, « le Poème spirituel » – qui en compte plus de 2500 -, œuvre majeure du grand poète mystique persan du XIIIème siècle, Rûmi.
Quelques phrases d’Eve Feuillebois-Pierunek*, spécialiste de littérature mystique persane à la Sorbonne, pour replacer cette évocation poétique dans le contexte de cette œuvre immense du Maître :
Les parties didactiques révèlent une immense érudition, sans jamais tomber dans la sécheresse ou l’abstraction. […]
Les parties extatiques sont parmi les plus beaux morceaux de poésie lyrique persane.
L’auteur y chante le désir fou de l’Autre, la nostalgie de l’Origine, la douleur de la séparation, la disparition de l’être aimé, face de Dieu et voile recouvrant l’univers, la déification par laquelle on accède à un état indicible où l’on n’est plus. Le passage le plus célèbre du Mathnawî est l’exorde, constitué d’une métaphore filée. La flûte de roseau (nay) personnifie la voix de Rûmî et exprime son credo poétique : l’essence même de la poésie la voue à l’expression de la souffrance de l’exil et du désir de la réunification. Le parcours de la flûte de roseau s’apparente à celui de l’homme, éloigné de sa patrie céleste, conscient de cette séparation et capable de la dire.
Rûmi, qui très vite fut appelé avec la plus grande déférence, Mawlānā (Notre Maître), homme de tolérance et d’ouverture, d’une profonde spiritualité, exerça sur le soufisme – l’ésotérisme islamique – une immense influence, toute empreinte d’une haute sagesse contemplative et méditative destinée à trouver la voie vers l’amour de Dieu.
Poésie, musique et danse furent, à n’en pas douter, les moyens forts de son expression ; c’est lui qui a fondé en Turquie l’ordre des Derviches tourneurs célèbres pour leur danse-toupie (samâ).
* Pour en savoir plus sur Rûmi et son œuvre : Eve Feuillebois-Pierunek
Point n’est besoin d’être mystique, ni chrétien, ni même croyant, pour se laisser emporter dans l’univers poétique intemporel de cet homme humble et discret pour qui fréquenter Dieu était une évidence de chaque instant.
Jean Grosjean, traducteur de la Bible, du Coran, de Shakespeare et des tragiques grecs, Eschyle et Sophocle, n’était, et ne voulait être, que poète de la réalité des jours.
Chacun saura trouver la biographie et la bibliographie détaillée de cet ami de Malraux, serviteur fidèle des Éditions Gallimard, et créateur en 1990 avec Le Clézio de la collection « L’Aube des peuples » destinée à faire connaître les grands textes fondateurs des civilisations.
Pas d’autre intention pour ce billet que d’être le fumet qui ouvrirait l’appétit…Comme cet ouvrage récent de textes retrouvés, un réel bonheur!
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« Aucun homme ne donne un tel accord entre ce qu’il est et ce qu’il écrit, aucun homme ne sait regarder le monde aujourd’hui avec un tel détachement et pourtant un tel empoignement amoureux. Aucun homme ne sait mieux que lui opposer le rire léger et le haussement d’épaules aux questions et aux jugements rendus sur la place publique […] À nous de le comprendre, de le rejoindre, mais pour cela nous devons passer par le creuset de la poésie, et non par la cuve où macère la prétendue culture. »
J.M.G. Le Clézio – Hommage à Jean Grosjean – La NRF n° 479, décembre 1992
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Automnal
En cet éternel automne dont ne mourraient pas les fleurs nos travaux n’avaient pas d’heure ni nos siestes de limites.
Les lueurs du soleil trainaient longtemps le soir sur les seuils en attendant que les feuilles veuillent descendre des arbres.
Nous dînions au clair de lune en échangeant nos sourires quand nous frôlaient les zéphyrs de leur souffle impondérable.
Quand les brumes du matin venaient humecter nos cils nous allions d’un pas tranquille visiter la paix des tombes.
Nous aimer sans nous le dire ne pouvaient que plaire au ciel en cet automne éternel dont les fleurs ne mourraient pas.
Jean Grosjean – « Arpèges et Paraboles » (Extrait page 24) – Gallimard 2007
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« La plus grande puissance c’est celle de l’effacement. Le divin est l’inverse du spectaculaire. Rien ne fait moins de bruit que les livres subtils, savoureux et profonds de Jean Grosjean et rien ne nous emmène plus loin dans notre vie de lecteur. »
Christian Bobin
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Emménagement
L’Écriture est la grande chambre de l’univers. La porte qui donne sur le vide est cadenassée. Des rideaux historiés tamisent aux fenêtres le jour de Dieu. Les meubles se prélassent dans le joyeux désordre des emménagements. Alors le messie descend de l’étage, indique la place des armoires, tire lui-même une table, rabroue les serviteurs qui ne comprennent pas et, bien sûr, se fait détester. Il n’y a qu’un ennui c’est qu’il est le Fils et qu’être mécontent de lui c’est se mettre Dieu à dos.
Jean Grosjean – « Les Parvis » – 2003 – Gallimard
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La palissade
Le jour se lève au fond de l’abreuvoir, les peupliers dans la fraîcheur frémissent, les iris ont hissé leurs étendards et j’entends par-dessus la palissade des voix d’enfants inventer l’aujourd’hui. Je suis très loin des autrefois, tant pis, mais peut-être encor loin de l’avenir comme une orée l’est des forêts profondes.
Jean Grosjean – « La rumeur des cortèges » – Gallimard 2006
S’il est un sentiment qui nourrit de sa chair et de son sang l’art lyrique, c’est incontestablement l’amour. S’il est un évènement qui le sous-tend presque systématiquement, c’est la mort. – L’opéra,en vérité, n’est pas si éloigné de notre quotidien.
La scène d’opéra est par nature, ou par définition, le terrain privilégié de la représentation dramatique de cet affrontement, vieux comme l’homme et la femme, entre Éros et Thanatos.
Mais quand le drame est façonné par Richard Wagner et que les héros ne sont autres que Tristan et Isolde, l’art lyrique touche à son sommet.
Dans ce drame célébrissime que Wagner emprunte à la légende celtique, « Tristan et Iseut », le compositeur ramène à une expression simple la passion amoureuse de ce couple impossible. Rien ne permet à ces amoureux de vivre ici et maintenant leur amour, attisé, s’il en était besoin, par le philtre qu’ils ont avalé. Comme ils le chantent tous deux, à l’Acte II, dans le plus long duo d’amour de l’histoire de l’opéra (trois quarts d’heure !), ce suprême bonheur d’être ensemble ne pourra se réaliser qu’au pays de la mort.
« Qu’ainsi nous mourions pour n’être plus séparés, unis pour l’éternité… »
Il y a dans le regard porté sur cette passion, au-delà du romantisme théâtral, une lumière mystique qui atteint à son paroxysme lorsque Tristan, mortellement blessé par la lame de Melot, rend son dernier soupir dans les bras de sa princesse aimée. A cet instant le drame humain prend fin : c’est le dernier acte, au cours duquel le dernier chant d’ Isolde transcende le sentiment amoureux, comme aucun autre n’a su l’exprimer sur une scène d’opéra.
Elle est désormais seule face à la nuit, sa nuit ; face à la mort, sa mort. Par sa « Liebestod », « La mort d’amour », Isolde rejoint Tristan, à jamais.
Un point culminant de la beauté dans le drame musical. Oh combien !
Dieu, que la mort est belle !
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Wagnérienne parmi les wagnériennes, Waltraud Meier met magnifiquement au service de la passion d’ Isolde la puissance érotique de sa voix. La maîtrise de l’orchestre qui l’accompagne nourrit les couleurs nuancées de son chant pour offrir à l’auditeur ébloui la juste profondeur des sentiments qu’elle exprime.
L’extrait est tiré de l’enregistrement de la représentation donnée à la réouverture de la Scala de Milan en juillet 2007, avec l’Orchestre et le Chœur du Théâtre de la Scala, sous la baguette de Daniel Barenboim. La mise en scène a été confiée à Patrice Chéreau.
Car le poète est un four à brûler le réel. De toutes les émotions brutes qu’il reçoit, il sort parfois un léger diamant d’une eau et d’un éclat incomparables. Voilà toute une vie comprimée dans quelques images et quelques phrases. Pierre Reverdy
L'oreille du taureau à la fenêtre De la maison sauvage où le soleil blessé Un soleil intérieur de terre Tentures du réveil les parois de la chambre Ont vaincu le sommeil Paul Eluard