« Mais, quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir. »
Marcel Proust – « Du côté de chez Swann »
Pablo Garibay (Guitariste mexicain)
« El último café juntos »
(Notre dernier café ensemble)
Seul, retiré dans la paisible indolence d’un temple de nature, l’excellent guitariste mexicain Pablo Garibay fait tendrement frissonner les cordes de son instrument aux harmonies aromatiques du souvenir d’un dernier café qu’ils burent ensemble, son père et lui.
Christine Sèvres, comédienne et chanteuse avait depuis les années 1970 rangé ses merveilleuses interprétations dans la maison d’Antraigues-sur-Volane, en Ardèche, à l’ombre des innombrables succès de son époux, Jean Ferrat. Le 1er novembre 1981 le cancer l’emportait. Elle avait à peine 50 ans.
C’est en avril 1883 que Lucien Létinois, ce jeune homme avec lequel Verlaine avait tissé depuis 1877 une étroite relation que l’histoire sait mal définir, quittait brusquement la vie, terrassé à 23 ans par la fièvre typhoïde. La disparition de celui que le poète disait considérer comme son « fils adoptif » l’affligea profondément. Quelques années plus tard, et pour l’éternité, ses vers questionnent encore son âme meurtrie…
Car ce cœur fier que rien de bas ne peut séduire, Ô père, est bien à toi, qui toujours as fait luire Devant moi, comme un triple et merveilleux flambeau, L’ardeur du bien, l’espoir du vrai, l’amour du beau !
Théodore de Banville – « Àmon père » (Février 1846)
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Il y a quarante ans, le 31 décembre 1979, la chère voix qui, avec naturel et simplicité, ne manquait jamais l’occasion de saluer, pour ma gouverne, entre autres valeurs humaines, les vertus de la liberté et de l’indépendance, s’est tue.
En un éclair qu’aucun nuage n’avait annoncé, le caillot qui devait définitivement foudroyer ce cœur si généreux, cet après-midi-là, en atteignant son sinistre dessein, coagulait du même coup le monde insouciant qui était le mien. Mon père s’en était allé au destin, (selon cette belle expression empruntée au code d’ Hammourabi).
C’est à lui, et à lui seul, que je dois l’amour de la musique, et c’est à travers elle que, depuis quarante an, nous communiquons. Cela me donne aujourd’hui le droit de lui reprocher avec la plus tendre et souriante véhémence de m’avoir passé tant de caprices aux heures des leçons de solfège…
Papa, tu avais le piano romantique et le violon joyeux… et virtuose !
Ce billet comme un modeste petit caillou blanc sur une grosse pierre noire qui abrite pour l’éternité, depuis quarante ans, mon père que j’aimais tant.
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Ils ont fondu dans une absence épaisse, L’argile rouge a bu la blanche espèce, Le don de vivre a passé dans les fleurs ! Où sont des morts les phrases familières, L’art personnel, les âmes singulières ? La larve file où se formaient des pleurs.
On ne revient pas d’un dîner chez les Verdurin, d’une visite à Guermantes ou d’une après-midi d’amour chez Odette de Crécy, sans avoir « entendu » et « réentendu » jouer, entre les mots des longues périodes de Marcel Proust, l’énigmatique « petite phrase de Vinteuil » qui, bien que tout aussi…
[…]
Chacun de nous possède sa — ou plutôt ses — petite(s) phrase(s) de Vinteuil qui se rattache(nt) très intimement à sa propre culture musicale certes, mais qui, plus…
La marée, je l’ai dans le cœur Qui me remonte comme un signe Je meurs de ma petite sœur, De mon enfance et de mon cygne Un bateau, ça dépend comment On l’arrime au port de justesse Il pleure de mon firmament Des années lumières et j’en laisse Je suis le fantôme jersey Celui qui vient les soirs de frime Te lancer la brume en baiser Et te ramasser dans ses rimes Comme le trémail de juillet Où luisait le loup solitaire Celui que je voyais briller Aux doigts de sable de la terre
Rappelle-toi ce chien de mer Que nous libérions sur parole Et qui gueule dans le désert Des goémons de nécropole Je suis sûr que la vie est là Avec ses poumons de flanelle Quand il pleure de ces temps-là Le froid tout gris qui nous appelle Je me souviens des soirs là-bas Et des sprints gagnés sur l’écume Cette bave des chevaux ras Au raz des rocs qui se consument Ô l´ange des plaisirs perdus Ô rumeurs d’une autre habitude Mes désirs dès lors ne sont plus Qu´un chagrin de ma solitude
Et le diable des soirs conquis Avec ses pâleurs de rescousse Et le squale des paradis Dans le milieu mouillé de mousse Reviens fille verte des fjords Reviens violon des violonnades Dans le port fanfarent les cors Pour le retour des camarades Ô parfum rare des salants Dans le poivre feu des gerçures Quand j’allais, géométrisant, Mon âme au creux de ta blessure Dans le désordre de ton cul Poissé dans des draps d’aube fine Je voyais un vitrail de plus, Et toi fille verte, mon spleen
Les coquillages figurant Sous les sunlights cassés liquides Jouent de la castagnette tant Qu´on dirait l’Espagne livide Dieux de granits, ayez pitié De leur vocation de parure Quand le couteau vient s’immiscer Dans leur castagnette figure Et je voyais ce qu´on pressent Quand on pressent l’entrevoyure Entre les persiennes du sang Et que les globules figurent Une mathématique bleue, Sur cette mer jamais étale D´où me remonte peu à peu Cette mémoire des étoiles
Cette rumeur qui vient de là Sous l’arc copain où je m’aveugle Ces mains qui me font du fla-fla Ces mains ruminantes qui meuglent Cette rumeur me suit longtemps Comme un mendiant sous l’anathème Comme l´ombre qui perd son temps À dessiner mon théorème Et sous mon maquillage roux S’en vient battre comme une porte Cette rumeur qui va debout Dans la rue, aux musiques mortes C’est fini, la mer, c’est fini Sur la plage, le sable bêle Comme des moutons d’infini… Quand la mer bergère m’appelle
François-Louis Français – Effet de lumière au crépuscule
Longueur d’un jour sans vous, sans toi, sans Tu, sans Nous, Sans que ma main sur tes genoux Allant, venant, te parle à sa manière, Sans que l’autre, dans la crinière Dont j’adore presser la puissance des crins, Gratte amoureusement la tête que je crains… Longueur d’un jour sans que nos fronts que tout rapproche Même l’idée amère et l’ombre du reproche Sans que nos fronts aient fait échange de leurs yeux, Les miens buvant les tiens, tes beaux mystérieux, Et les tiens dans les miens voyant lumière et larmes… Ô trop long jour… J’ai mal. Mon esprit n’a plus d’armes Et si tu n’es pas là, tout près de moi, la mort Me devient familière et sourdement me mord. Je suis entr’elle et toi ; je le sens à tout heure. Il dépend de ton cœur que je vive ou je meure Tu le sais à présent, si tu doutas jamais Que je puisse mourir par celle que j’aimais, Car tu fis de mon âme une feuille qui tremble Comme celle du saule, hélas, qu’hier ensemble Nous regardions flotter devant nos yeux d’amour, Dans la tendresse d’or de la chute du jour…
22 mai 1945
Paul Valéry (1871-1945) – Corona et Coronilla
Accompagnement musical : Élégie Opus 3 N°1 – Sergeï Rachmaninov
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Et un peu plus sur « Corona et Coronilla » et sur le grand amour de Paul Valéry pour Jeanne Loviton (alias Jean Voilier) : un recueil rare de poésies amoureuses, fraîches et sensuelles à la fois, qui confinent souvent au sublime. Un autre regard, assurément, sur un des plus grands maîtres de notre belle littérature.
Je suis un grand jardin de novembre, un jardin éploré Où grelottent les abandonnés du vieux faubourg ; Où la couleur misérable des brumes dit : Toujours ! Où le battement des fontaines est le mot : Jamais… — Autour d’un buste ridicule qui médite, (Marie, tu dors, ton moulin va trop vite), Tourne la ronde des désespoirs du vieux faubourg.
Entendez-vous la ronde qui pleure, dans le jardin noyé De brume aveugle, au fond du vieux faubourg ? Pauvres amitiés mortes, burlesques amours oubliées, O vous les mensonges d’un soir, ô vous les illusions d’un jour, Autour du buste ridicule qui médite, (Marie, tu dors, ton moulin va trop vite), Venez danser la ronde noire du vieux faubourg.
La brume a tout mangé, rien n’est gai, rien n’irrite, Le rêve est aussi creux que la réalité. Mais dans le parc où vous avez connu l’été La ronde, la ronde immense tourne, tourne toujours, Amis que l’on remplace, amantes que l’on quitte… (Marie, tu dors, ton moulin va trop vite…) Je suis un grand jardin de novembre, au fond d’un vieux faubourg.
Musique pour tous – Tous avec et tous pour la musique.
Comment mieux présenter la dernière soirée (The Last Night) du concert des Proms, ce festival de musique classique le plus populaire du monde, qui offre à un très large public, pendant plusieurs semaines chaque année, et depuis près de 120 ans, les musiciens classiques les plus appréciés du moment. Un bonheur musical démocratique, assurément.
Pour la dernière soirée, traditionnellement, les conventions du concert classique se relâchent et les répertoires s’ouvrent vers d’autres musiques moins familières aux artistes invités : orchestres symphoniques, chanteurs et chanteuses d’opéra, solistes classiques et autres choristes plus exercés aux cantates de Bach qu’au Negro Spiritual. Seul importe ce soir là que se fondent dans une même joie rythmée par la musique les mille différences d’une foule bariolée, jusqu’à ne faire plus qu’un seul corps chantant lorsque sont entonnés les immuables «Rule, Britannia !» de Thomas Arne, «Jerusalem» de Parry, et bien sûr le célébrissime «Land of Hope and Glory» de Elgar (toujours 2 fois !).
Parmi les « autres » musiques – que l’épithète soit considérée ici avec tout le respect qu’elle mérite – « TheLast Night » de l’année 2009, après avoir fait vibrer le public aux accords de Purcell, Haydn, Villa-Lobos et Mahler, avait inscrit au programme de l’orchestre symphonique de la BBC un arrangement, spécialement écrit pour la circonstance, d’un merveilleux et inoubliable standard du jazz, «They can’t take that away from me».
Et pour cette « Jam session » (ou presque) la partie vocale, ce soir là était confiée à la mezzo-soprano, Sarah Connolly, qu’on entend le plus souvent exceller dans les grands airs baroques et aussi parfois chez Mahler ou Wagner ; à la trompette la très talentueuse Alison Balsom qu’aucun répertoire ne rebute et qui rivalise de virtuosité avec le regretté Maurice André.
Not so classical ! Jazzy Last Night, isn’t it ?
There are many many crazy things That will keep me loving you And with your permission May I list a few
The way you wear your hat The way you sip your tea The memory of all that No they can’t take that away from me
The way your smile just beams The way you sing off key The way you haunt my dreams No they can’t take that away from me
We may never never meet again, on that bumpy road to love But I’ll always, always keep the memory of
The way you hold your knife The way we danced till three The way you changed my life No they can’t take that away from me
ƒ ƒ ƒ
« They can’t take that away from me » est une composition de George et Ira Gershwin pour le film « Shall we dance ? » de Mark Sandrich en 1937, avec Fred Astaire et Ginger Rogers.
En 1949, à l’occasion d’un film de Charles Walters, « The Barkleys of Broadway » – traduit en français de façon très évocatrice, « Entrons dans la danse » – Fred Astaire, à nouveau partenaire de Ginger Rogers, souhaite que cette chanson soit reprise pour un duo de charme… On ne saurait mieux dire :
ƒ ƒ ƒ
Pour parodier la première strophe de cette célèbre chanson devenue un standard interprété depuis par tant de talents divers, je pourrais dire :
Il y a beaucoup beaucoup de chanteurs
Qui me font aimer cette chanson
Et avec votre permission
J’en listerais quelques interprétations
Mais ce billet alors aurait bien du mal à trouver une fin. Aussi, et puisqu’il faut choisir : sans hésiter, une version dans laquelle rien ne manque, ni le charme, ni le jazz, ni la douceur de la voix, ni la soyeuse rugosité d’ailleurs, ni, bien sûr l’indispensable trompette du maître. Une version dont je dirais bien volontiers à mon tour :
Le brouillard a tout mis Dans son sac de coton; Le brouillard a tout pris Autour de ma maison.
Plus de fleurs au jardin, Plus d’arbres dans l’allée; La serre du voisin Semble s’être envolée.
Et je ne sais vraiment Où peut s’être posé Le moineau que j’entends Si tristement crier.
Maurice Carême
Brouillard d’automne
Le voici devenu fantôme. Le voici s’approchant du seuil Où il jouait seul, autrefois, Enfant triste au milieu des feuilles Que semait le brouillard d’automne.
Le voici brouillard à son tour Et se penchant avec amour.
Le voici prenant dans ses bras L’enfant seul qui joue sans l’entendre, Et comprenant soudain pourquoi, Dans les automnes d’autrefois, Le brouillard lui semblait si tendre.
Car le poète est un four à brûler le réel. De toutes les émotions brutes qu’il reçoit, il sort parfois un léger diamant d’une eau et d’un éclat incomparables. Voilà toute une vie comprimée dans quelques images et quelques phrases. Pierre Reverdy
L'oreille du taureau à la fenêtre De la maison sauvage où le soleil blessé Un soleil intérieur de terre Tentures du réveil les parois de la chambre Ont vaincu le sommeil Paul Eluard