« Face à la musique de Schubert, les larmes coulent sans questionner l’âme auparavant, puisqu’elle se précipite sur nous avec la force même de réalité, sans le détour de l’image. Nous pleurons, sans savoir pourquoi ; parce que nous ne sommes pas encore tels que cette musique nous promet d’être, mais seulement dans… »
Théodore Adorno
Jamais, dans l’œuvre de Schubert, sa musique n’aura entretenu une aussi étroite proximité avec la mort que dans l’Andantino de lasonate pour piano N° 20en La Majeur (D 959) et l’Adagio du Quintette avec deux violoncelles (D 956), tous deux composés dans les dernières semaines de sa courte existence.
« Berceuse de la douleur ».
C’est ainsi que Brahms avait surnommé le deuxième mouvement Andantino de la sonate N° 20 – D 959 en La majeur. Et l’on comprend pourquoi :
Les premières notes de l’Andantino entament un chant hypnotique, rythmé par le seul pas pesant, las et douloureux, du voyageur résigné. Poignant.
Rien ne semble bouger, pas même…
A propos du Quintette en Ut à deux violoncelles, le grand pianiste viennois, Paul Badura-Skoda, écrit en 2001 :
« Seul celui qui a entrevu l’autre rive du Styx, le fleuve qui enserre le royaume des morts, peut créer une œuvre d’une telle portée. »
Pensez à tous ceux qui voient vous tous qui ne voyez pas où vont-ils se laisser conduire ceux qui regardent leur bout de nez par le petit bout d’une lorgnette
Narcisse – Peintre hollandais (c1640)
Pensez aussi à ceux qui louchent à ceux qui toujours louchent vers l’or vers la mer leur pied ou la mort
Marinus Claesz. van Reymerswaele -Le changeur et sa femme (1539) Madrid Prado
à ceux qui trébuchent chaque matin au pied du mur au pied d’un lit en pensant sans cesse au lendemain à l’avenir peut-être à la lune au destin à tout le menu fretin ce sont ceux qui veillent au grain
Georges de La Tour (1593-1652) – Diseuse de bonne aventure
Mais ils ne voient pas les étoiles parce qu’ils ne lèvent pas les yeux ceux qui croient voir à qui mieux mieux et qui n’osent pas crier gare
Frantizek Kupka (1871-1957) – La voie du silence
Pensez aux borgnes sans vergogne qui pleurent d’un œil mélancolique en se plaignant des moustiques
Dietz Edzard – Allemagne 1893-1963
Pensez à tous ceux qui regardent en ouvrant des yeux comme des ventres et qui ne voient pas qu’ils sont laids qu’ils sont trop gros ou maigrelets qu’ils sont enfin ce qu’ils sont
Lucian Freud – Pluto et les soeurs Bateman – 1995
Pensez à ceux qui voient la nuit et qui se battent à coups de cauchemars contre scrupules et remords
Battista Dossi – Le songe – Allégorie-de-la-nuit (1543)
Pensez à ceux qui jours et nuits voient peut-être la mort en face Pensez à ceux qui se voient et savent que c’est la dernière fois
Lucas Furtenagel – Hans+Burgkmair et sa femme Anna 1527 – (Vienne)
« Ne sommes-nous pas parfois enclins à croire que Mozart n’a jamais été sali par la pensée de la mort, et n’a jamais été infecté par ses tristesses délétères. Bien que, dans une lettre écrite quelques années avant sa disparition, il confesse son intimité avec la pensée de la mort, il serait pourtant difficile d’y trouver à cette époque, si l’on excepte la fatigue et l’élan comprimé, une réflexion morbide, qui aurait tendu ses arcs noirs au dessus de son univers. »
Cioran – « Le livre des leurres » 1936 – Quarto Gallimard, p. 177
Ces « arcs noirs », que sa santé fragile lui avait pourtant laissé apercevoir dans sa jeunesse, la vie s’était chargée de les bander autour de lui en 1778, lors du douloureux décès de sa mère. Une fois encore les voici « tendus au dessus de son univers » en cette année 1787, millésime de « Don Giovanni » et de la « Petite Musique de Nuit ». La lettre en date du 4 avril que Wolfgang Amadeus écrit à son père malade qui vit ses derniers instants, donne au jeune homme de 31 ans l’occasion d’affirmer sa pleine lucidité vis à vis de la mort :
« Comme la mort, à y regarder de plus près est le vrai but de la vie, je me suis, depuis quelques années, tellement familiarisé avec cette véritable, parfaite, amie de l’homme, que son image m’est très apaisante et réconfortante ! Je ne me couche jamais sans songer que le lendemain peut-être, si jeune que je sois, je ne serai plus là… »
C’est sans doute à cette subtile clairvoyance que l’on doit la délicate retenue qui préside à l’expression contemplative – indéniablement mélancolique pourtant – de ce joyau qu’est le lied « Abendempfindung ». Mozart l’écrit en juin 1787, quelques semaines à peine après la mort de Léopold, son père… Il ne serait pas surprenant que la partition ait conservé quelques traces de son émotion, les larmes ont la fâcheuse manie de nous échapper.
Plus on se délecte de la grâce béate de cette musique, plus grande est la tentation de rejoindre en pensée ce musicologue italien* qui déclarait que la contemplation sereine de la mort qu’inspire ce texte musical lui apparait comme une préfiguration de sa manifestation définitive et suprême que Mozart exprimera dans son œuvre ultime, le « Requiem ».
* Pier-Luigi Petrobelli
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C’est avec toute la lumière de sa voix que Sophie Karthäuser éclaire ce soir de profonde intimité.
Triste, la beauté ?
Abendempfindung
Abend ist’s, die Sonne ist verschwunden,
Und der Mond strahlt Silberglanz
So entflieh’n des Lebens schönste Stunden
Flieh’ vorüber wie im Tanz
Bald entflieht des Lebens bunte Szene,
Und der vorhang rollt herab.
Aus ist unser Spiel ! Des Freundes Träne
Fliesset schon auf unser Grab.
Bald vielleicht mir weht, wie Weswind leise,
Eine stille Ahnung zu-
Schliess’ ich deises Lebens Pilgerreise,
Fliege in dans Land der Ruh’.
Werd’t ihr dann an meinem Grabe weinen
Trauernd meine Asche seh’n,
Dann, o Freunde, will ich euxh erscheinen
Und will Himmel auf euch weh’n.
Schenk’ auch du ein Tränchen mir
Und pflücke mir ein Veilchen auf mein Grab.
Und mit deinem seelenvollen Blicke
Sieh’ dann sanft auf mich herab.
Weih’ mir eine Träne und ach !
Schäme dich nur nicht, sir mir zu weih’n
O sie wird in meinem Diademe
Dann die Schönste Perle sein.
(?) Joachim Heinrich Campe (1746-1818)
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Sensation du soir
C’est le soir, le soleil s’est retiré
Et la lune brille d’un éclat argenté.
Ainsi s’enfuient les plus belles heures de la vie,
Qui s’envolent comme en dansant.
Bientôt s’éteindra la scène bariolée de l’existence,
Et le rideau tombera.
Terminé notre spectacle, la larme de l’ami
Coulera déjà sur notre tombe.
Bientôt peut-être (comme un léger vent d’ouest,
Un paisible pressentiment m’envahit)
Achèverai-je mon pèlerinage à travers cette vie
Et m’envolerai-je pour le royaume de paix.
Alors vous pleurerez sur ma tombe,
Affligés, vous penchant sur mes cendres ;
Alors je vous apparaîtrai, mes amis,
Et du ciel, vous adresserai un signe.
Toi aussi, fais-moi don d’une petite larme
Et cueille pour moi une violette sur ma tombe,
Puis vers moi, doucement, incline
Ton regard plein d’âme.
Offre-moi une larme, ne redoute la honte
De t’épancher pour moi.
Sur mon diadème, alors, cette larme sera
La perle la plus belle.
Le 27 janvier 1945, il y a 70 ans, en Pologne, non loin de Cracovie, les soldats russes ouvraient les portes d’un enfer qui aurait fait frissonner d’horreur Dante lui-même, au sommet de son impressionnante imagination : ils libéraient le camp d’extermination nazi d’Auschwitz – Birkenau, la plus effroyable usine de destruction du genre humain qui fût jamais inventée.
Félix Nussbaum – Le triomphe de la mort – 1944 « Si je meurs, ne laissez pas mes peintures me suivre, mais montrez-les aux hommes »
En 1914, par « un miracle de sympathie intuitive » avec l’âme juive, selon l’expression de Vladimir Jankélévitch, Maurice Ravel – athée, ou, pour le moins, agnostique – composait deux « mélodies hébraïques », dont l’une est la mise en musique d’une des prières majeures de la liturgie juive, « Kaddish ». Cette glorification du nom de Dieu qui suppose toujours d’être prononcée en groupe (10 personnes au moins) revêt diverses formes, et l’une d’elles, tout entière elle aussi consacrée à la sanctification de l’Éternel, constitue la prière des endeuillés, bien que jamais la mort n’y soit évoquée.
Dans cet arrangement pour ensemble à cordes de « Kaddish », le violoncelle prend la place du récitant, et rend les paroles bien inutiles. Seule la force magique de la musique laisse chacun libre de se souvenir avec ses propres mots et ses propres images, de se recueillir comme il le conçoit, de méditer avec ou sans Dieu, sans que jamais, pour autant, ne se relâche le lien de communion que noue l’indispensable instant de mémoire.
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Le devoir de mémoire devrait consister en cette obligation à laquelle chacun, chaque jour, se soumettrait, et qui consisterait à regarder sa propre image dans le miroir de l’Histoire : rien ne prouve que la peur de s’y voir en victime serait plus forte que l’horreur de s’y rencontrer en uniforme de bourreau.
« Toutes les eaux sont couleur de noyade. » (Cioran – « Syllogismes de l’amertume »)
Aucune âme sensible qui se serait une fois seulement penchée sur le sommeil éternel de la belle Ophélie emportée par les flots, ne saurait réfuter ce constat péremptoire de Cioran ? L’aphorisme lui eût-il été contemporain, le grand Berlioz l’aurait assurément fait sien.
Hector Berlioz (1803-1869)
Très tôt admirateur du théâtre de Shakespeare, à l’instar de la plupart des artistes de la fin du XIXème siècle – romantisme oblige – Berlioz se passionna pour les héroïnes de théâtre telles que Juliette et Ophélie. L’intérêt tout particulier qu’il accorda à Ophélie ne fut sans doute pas étranger à la passion amoureuse qu’il ressentit pour celle qui l’incarnait alors à la scène, l’actrice anglaise Harriet Smithson, qu’il ne tarda pas à épouser. (Cette passion pour cette jeune actrice inspira au compositeur son inoubliable « Symphonie fantastique » : manière de dire déjà ici ce que la musique doit à Ophélie…).
Pas étonnant dès lors, que notre musicien ait souhaité, à différents moments de sa vie, rendre hommage à l’Hamlet de Shakespeare. Il composa sur ce thème trois pièces pour orchestre et chœurs qui furent regroupées en 1852 en un recueil unique, « Tristia ».
La première des trois compositions, « Méditation religieuse », est une profonde réflexion inspirée par un poème de Thomas Moore, sur « le monde [qui] n’est qu’une ombre fugitive ». La troisième, une « Marche funèbre pour la dernière scène d’Hamlet », est écrite pour un chœur sans paroles et orchestre ; son titre suffit amplement à en exprimer la thématique.
C’est avec la deuxième de ces trois pièces, « La mort d’Ophélie »,que Berlioz rend un très bel hommage à la mythique jeune femme. Il met en musique pour l’occasion un poème qu’Ernest Legouvé avait écrit à partir du récit que fait de la mort d’Ophélie la reine Gertrude à l’Acte IV d’Hamlet. Cependant, avant de donner à cette composition sa forme définitive pour chœur et orchestre, Berlioz en avait réalisé une version pour soprano et piano d’une beauté romantique particulièrement émouvante.
Et, à n’en pas douter, l’émotion devait être forte chez Berlioz aussi lors de la composition de cette ballade comme en témoignent certes le ton doucereux et les tendres harmonies ondoyantes de la musique – Andante con moto quasi Allegretto – mais comme l’affirment également les deux vers d’Ovide qu’il cite en exergue à sa partition :
… qui viderit illas
De lacrymis factas sentiet esse meas.
(celui qui les verra / reconnaîtra l’effet de mes larmes)
Notre émotion est à son comble quand Anne-Sofie von Otter chante, avec toute la délicatesse qu’on lui connaît, cette douce mélodie qui ressemble tant à celle qu’aurait pu fredonner la blanche Ophélie livrée par sa chute aux caprices du courant avant sa triste fin au fond des eaux.
Peintres, poètes et musiciens… n’est-ce pas là le moindre des cortèges que nous puissions rejoindre pour accompagner Ophélie…?
La beauté lui va si bien, même quand elle prend la triste couleur des eaux…
HD et sous-titres français disponibles en bas à droite de la vidéo
La mort d’Ophélie
Auprès d’un torrent Ophélie cueillait, tout en suivant le bord, dans sa douce et tendre folie, des pervenches, des boutons d’or, des iris aux couleurs d’opale, et de ces fleurs d’un rose pâle qu’on appelle des doigts de mort.
Puis, élevant sur ses mains blanches les riants trésors du matin, elle les suspendait aux branches, aux branches d’un saule voisin. Mais trop faible le rameau plie, se brise, et la pauvre Ophélie tombe, sa guirlande à la main.
Quelques instants sa robe enflée la tint encor sur le courant et, comme une voile gonflée, elle flottait toujours chantant, chantant quelque vieille ballade, chantant ainsi qu’une naïade née au milieu de ce torrent.
Mais cette étrange mélodie passa, rapide comme un son. Par les flots la robe alourdie bientôt dans l’abîme profond entraîna la pauvre insensée, laissant à peine commencée sa mélodieuse chanson.
J’ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies,
Baiser montant aux yeux des mers avec lenteurs,
La circulation des sèves inouïes,
Et l’éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs !
Rimbaud – Le bateau ivre
Quel voyage !
Depuis que Shakespeare, en 1600, lui fait subir le sort tragique que l’on sait, Ophélie, douce et tendre Ophélie, ne cesse, ainsi qu’un bateau ivre, de descendre les fleuves pas toujours impassibles de l’histoire et d’être transportée par les courants de toutes époques, de la plume du poète au pinceau du peintre, du noir et blanc de la portée aux couleurs de la pellicule.
Et puis au fil des ondes, un jour, s’installe pour un instant dans notre canapé, se glisse par surprise dans la chanson d’un chanteur à la mode et apaise même parfois la fureur électrique de ses guitares.
Ophélie sur écran cathodique, qui l’eût cru ? Dans la fumée blanche d’une cigarette de Gainsbarre… Dans la crinière blonde d’un romantique rockeur nommé Johnny…
Quel chemin parcouru depuis les vieux tréteaux au décor d’un palais d’Elseneur, d’où un jeune prince, perplexe ou fou, interpelait pour toujours l’humanité par sa simple question !
Démarrage de la chanson à 1:00
Tu t’en vas à la dérive
Sur la rivière du souvenir
Et moi, courant sur la rive,
Je te crie de revenir
Mais, lentement, tu t’éloignes
Et dans ma course éperdue,
Peu à peu, je te regagne
Un peu de terrain perdu.
De temps en temps, tu t’enfonces
Dans le liquide mouvant
Ou bien, frôlant quelques ronces,
Tu hésites et tu m’attends
En te cachant la figure
Dans ta robe retroussée,
De peur que ne te défigurent
Et la honte et les regrets.
Tu n’es plus qu’une pauvre épave,
Chienne crevée au fil de l’eau
Mais je reste ton esclave
Et plonge dans le ruisseau
Quand le souvenir s’arrête
Et l’océan de l’oubli,
Brisant nos cœurs et nos têtes,
A jamais, nous réunit.
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Un saule penché sur le ruisseau
Pleure dans le cristal des eaux
Ses feuilles blanches
Ophélie tressant des guirlandes
Vient présenter comme une offrande
Des fleurs, des branches
Pour caresser ses boutons d’or
Pour respirer son jeune corps
Le saule se penche
Mais sous elle un rameau se brise
Le saule en pleurs la retient prise
De part sa manche
Ophélie lui dit « qu’il est bon »
Quand le ruisseau dans un frisson
Casse la branche
Ophélie file au fil de l’eau
Qui vient gonfler son blanc manteau
Contre ses hanches
Son cri s’éteint comme une joie
La boue immonde où elle se noie
Prend sa revanche
Un saule penché sur le ruisseau
Pleure dans le cristal des eaux
Ses feuilles blanches
Car le poète est un four à brûler le réel. De toutes les émotions brutes qu’il reçoit, il sort parfois un léger diamant d’une eau et d’un éclat incomparables. Voilà toute une vie comprimée dans quelques images et quelques phrases. Pierre Reverdy
Flâner entre le rêve et le poème... Ouvrir la cage aux arpèges... Se noyer dans un mot... S'évaporer dans les ciels d'un tableau... Prendre plaisir ou parfois en souffrir... Sentir et ressentir... Et puis le dire - S'enivrer de beauté pour se forcer à croire !
"Nouvelle encore, mal connue, parfois mal reçue [...] et cependant nécessaire, la notion de perversion narcissique se situe à un carrefour et une extrémité : carrefour entre l'intrapsychique et l'interactif, entre pathologie individuelle et pathologie familiale du narcissisme, et extrémité de la trajectoire incessamment explorée, reprise et précisée entre psychose et perversion." (Paul-Claude Racamier, 1992a) « La perversion narcissique constitue sans aucun doute le plus grand danger qui soit dans les familles, les groupes, les institutions et les sociétés. Rompre les liens, c’est attaquer l’amour objectal et c’est attaquer l’intelligence même : la peste n’a pas fait pis. » (Paul-Claude Racamier, 1992b) « Les hommes libres dans une société libre doivent apprendre non seulement à reconnaître cette attaque furtive contre l’intégrité mentale et à la combattre, mais doivent aussi apprendre ce qu’il y a dans l’esprit de l’homme qui le rend vulnérable à cette attaque, ce qui fait que, dans de nombreux cas, il aspire à sortir des responsabilités que la démocratie et la maturité républicaines lui imposent. » (Joost Meerlo, 1956)