Tout le printemps des paysages et des rivières
monte comme un encens dans mon cœur,
et le souffle de toutes choses
chante en mes pensées comme une flûte.
Rabindranath Tagore – « L’offrande lyrique »
Victor Borissov-Moussatov – Printemps 1901
« Allegro malinconico ». Tout est dit de l’humeur de Francis Poulenc dans ce titre oxymorique du premier mouvement de son emblématique « Sonate pour flûte et piano » au moment où il entreprend sa composition à Cannes entre février et mars 1957.
Frissonnements fébriles des variations en arabesques auxquels succède une calme mélodie, pensive, parfois sibylline, qui se termine et termine le mouvement en forme de question suspendue sur les quatre notes du premier thème.
Une nouvelle visite littéraire, poétique et musicale, à ce frère aîné plus vivant que jamais, sans qui les derniers instants du voyage me seraient absolument insupportables.
Se lasserait-t-on jamais d’écouter le chant d’Orphée ?
Entre dedans douillet et dehors pluvieux
Entre instant de plaisir et tristesse annoncée
Entre les gouttes entre les larmes
Entre l’ivoire mélancolique d’un piano mouillé
Et l’encre nostalgique des mots blessés.
Le « blues »
Entre les vers de Francis Carco
Et les arpèges de Bill Evans.
La pluie… ?
Oui ! Je m’en souviens !
Andrei Krioutchenko (peintre de Paris)
Il pleut — c’est merveilleux. Je t’aime. Nous resterons à la maison : Rien ne nous plaît plus que nous-mêmes Par ce temps d’arrière-saison.
[…] Apaisé, je médite au bord du gouffre amer ; J’aime ce bruit sauvage où l’infini commence ; La nuit, j’entends les flots, les vents, les cieux, la mer ; Je songe, évanoui dans cette plainte immense.
Victor Hugo – « Les quatre vents de l’esprit » XXXIII
Uehara Konen – Vague – 1910
A tout seigneur tout honneur ! C’est donc à toi, Mer, et à toi seule, source originelle unique de toutes les eaux, que ce dernier billet de la série « Leseaux de mon été » se devait de rendre hommage.
Cette révérence, je la souhaitais d’abord littéraire et poétique, mais quels mots, parmi ceux de « quelques marins qui se sont mis à écrire et de quelques écrivains qui surent naviguer »*, aurais-je dû choisir pour dresser ton portrait que chaque instant métamorphose ? Ceux de Melville embarqué sur le…
Je voulais également que cet hommage fût musical. Quelle musique alors pour accompagner ce poème enfiévré du jeune Borges, pour représenter les amplitudes…
Enfin fallait-il, pour que fût complète mon admirative évocation, que la couleur et les formes vinssent encore se mêler aux délices…
Whistler – Variations en violet et vert (Musée d’Orsay)
[…]
« Au coin du feu », « sous les étoiles », « au clair de lune », « dès potron-minet » … Il y a des expressions circonstancielles, comme celles-ci, qui, me semble-t-il, se refusent à introduire toute évocation violente ou dramatique ; et…
[…]
« Au bord de l’eau » demande au temps une courte pause, un instant de paix loin des tracas du monde, pour, comme dit le poète, « sentir l’amour, devant tout ce qui passe, ne point passer ».
François Le Roux chante avec l’onctueuse profondeur de sa voix de baryton une mélodie de Gabriel Fauré, « Au bord de l’eau » inspirée par un poème de Sully Prudhomme. Courbet, De Vlaminck, Sisley, et quelques autres ont préféré leurs pinceaux pour accompagner cette évocation.
Le fringant Jean Gabin de 1936 chante, avec toute la troupe du film de Julien Duvivier, « La belle équipe », la chanson emblématique de ce célèbre mélodrame du cinéma français : « Quand on s’promène au bord de l’eau »
« Tuonela, le pays de la mort, l’enfer de la mythologie finnoise, est entouré par une grande rivière avec des eaux noires et un courant rapide sur lequel le Cygne de Tuonela flotte majestueusement, chantant. »
Sibélius (ou son éditeur) – Préface de la 1ère édition du « Cygne de Tuonela »
Quelle plus rafraîchissante fuite pouvais-je offrir cet été à ma rêverie, pour tenter d’échapper à l’horripilant tapage de la ville surchauffée, que cette divagation méditative sur les terres glaciales du Grand Nord, perdues entre l’impénétrable taïga et les eaux sépulcrales des « mille lacs » de Finlande ?
[…]
Sibélius, chantre musical de ce pays, propose au cor anglais le rôle du Cygne de la légende du Kalevala.
Un sensible cinéaste a très opportunément fusionné la magie de cette musique avec l’inégalable poésie des réalités de la nature…
Henry Fuselli – Titania et Bottom (Songe d’une nuit d’été)
« J’ai fait un rêve extraordinaire, un rêve comme l’esprit humain ne peut en concevoir, un rêve qui avait l’air d’une réalité mais qui était comme un rêve – On passerait pour un âne à prétendre expliquer un pareil songe. »
Shakespeare – Le songe d’une nuit d’été (Bottom, Acte IV Scène 1)
Aussi, cher Bottom, personne ici ne se risquerait à provoquer le sort qui vous a déjà coiffé de cette tête d’âne. Chacun se chargera bien lui-même de trouver son chemin dans l’épaisseur de cette forêt magique à travers le labyrinthe d’étranges intrigues amoureuses qui s’y développent entre elfes et fées, sur fond de mise en abyme théâtrale.
Paul Gervais – Folie de Titania – 1897 (Songe d’une nuit d’été)
Personne, soyez en assuré, ne se mêlera de la scène de ménage qui oppose la reine des fées, Titania, à son époux, le roi des elfes, Obéron.
Thomas Stothard (1755-1834) – Oberon et Titania (A Midsummer Night’s Dream)
Nul, je le promets, ne cherchera le secret de Puck, le facétieux lutin, qui aura profité du sommeil de la fée pour la rendre amoureuse du premier venu…
Joshua Reynolds (1723-1792) – Puck (Songe d’une nuit d’été)
Mais tous, n’en doutez point, vous envieront, cher âne, d’avoir été, cette nuit, cet heureux-là…
Edwin Landseer -Titania et Bottom (Scène du Songe d’une nuit d’été) – 1848
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Les songes, et à fortiori quand ils ont trouvé leur souffle dans les imaginaires des plus brillants artistes, ont deux particularités essentielles : la première, c’est qu’ils ne meurent, ni ne vieillissent jamais ; la seconde, c’est qu’ils se racontent éternellement, s’accommodant à qui mieux mieux des talents les plus variés de leurs passeurs.
Cependant – et je gage que l’affirmation sera largement partagée – l’un deux, et pas des moindres, Félix Mendelssohn, me semble avoir été le plus inspiré d’entre tous. Peut-être parce que, jeune musicien génial de 17 ans, Félix avait déjà offert à sa sensibilité créatrice de pénétrer le monde merveilleux des elfes et des gnomes. Lorsque, compositeur de 34 ans, pleinement affirmé , il écrit la musique de scène pour la comédie de Shakespeare, « Ein sommernachtstraum » (Songe d’une nuit d’été), il jette sur la pièce de théâtre un éclat du plus heureux effet. Au point que Franz Liszt écrira quelques années plus tard, à propos du « Songe », cet hommage lumineux :
« Personne ne sut, comme lui, décrire le parfum d’arc-en-ciel, le chatoiement nacré de ces petits lutins, rendre le brillant apparat d’une cérémonie de mariage à la cour. »
Des huit pièces qui composent cette musique, parmi les plus belles du Maestro, et même si l’une d’elle n’est autre que cette sempiternelle « marche nuptiale » que l’on sert sur tous les tons à tous nos mariages et à leurs parodies, le Scherzo qui suit immédiatement l’Ouverture n’a jamais cessé de stimuler mon enthousiasme. Musique qui chante, qui danse, qui appelle à la liesse insouciante, et qui obstinément tient à nous rappeler que la vie, au fond, n’est qu’un rêve, un divertissement, une plaisanterie.
Allez, pour entrer dans la danse, rejoignons les images qui accompagnaient ce magnifique scherzo – ou l’inverse – dans le film « A Midsummer Night’sDream », de William Dieterle et Max Reinhardt, en 1935 :
Et continuons le rêve, car il ne faut que dix doigts, dix doigts seulement, à Yuja Wang pour jouer la transcription pour piano qu’en faisait Rachmaninov à la même époque :
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Et Puck de conclure, évidemment :
« Ombres que nous sommes, si nous avons déplu, figurez-vous seulement (et tout sera réparé) que vous n’avez fait qu’un somme, pendant que ces visions vous apparaissaient »
Pensez à tous ceux qui voient vous tous qui ne voyez pas où vont-ils se laisser conduire ceux qui regardent leur bout de nez par le petit bout d’une lorgnette
Narcisse – Peintre hollandais (c1640)
Pensez aussi à ceux qui louchent à ceux qui toujours louchent vers l’or vers la mer leur pied ou la mort
Marinus Claesz. van Reymerswaele -Le changeur et sa femme (1539) Madrid Prado
à ceux qui trébuchent chaque matin au pied du mur au pied d’un lit en pensant sans cesse au lendemain à l’avenir peut-être à la lune au destin à tout le menu fretin ce sont ceux qui veillent au grain
Georges de La Tour (1593-1652) – Diseuse de bonne aventure
Mais ils ne voient pas les étoiles parce qu’ils ne lèvent pas les yeux ceux qui croient voir à qui mieux mieux et qui n’osent pas crier gare
Frantizek Kupka (1871-1957) – La voie du silence
Pensez aux borgnes sans vergogne qui pleurent d’un œil mélancolique en se plaignant des moustiques
Dietz Edzard – Allemagne 1893-1963
Pensez à tous ceux qui regardent en ouvrant des yeux comme des ventres et qui ne voient pas qu’ils sont laids qu’ils sont trop gros ou maigrelets qu’ils sont enfin ce qu’ils sont
Lucian Freud – Pluto et les soeurs Bateman – 1995
Pensez à ceux qui voient la nuit et qui se battent à coups de cauchemars contre scrupules et remords
Battista Dossi – Le songe – Allégorie-de-la-nuit (1543)
Pensez à ceux qui jours et nuits voient peut-être la mort en face Pensez à ceux qui se voient et savent que c’est la dernière fois
Lucas Furtenagel – Hans+Burgkmair et sa femme Anna 1527 – (Vienne)
Pieter Bruegel l’Ancien – La parabole des aveugles – 1568
Les aveugles
Contemple-les, mon âme ; ils sont vraiment affreux ! Pareils aux mannequins, vaguement ridicules ; Terribles, singuliers comme les somnambules, Dardant on ne sait où leurs globes ténébreux.
Leurs yeux, d’où la divine étincelle est partie, Comme s’ils regardaient au loin, restent levés Au ciel ; on ne les voit jamais vers les pavés Pencher rêveusement leur tête appesantie.
Ils traversent ainsi le noir illimité, Ce frère du silence éternel. Ô cité ! Pendant qu’autour de nous tu chantes, ris et beugles,
Éprise du plaisir jusqu’à l’atrocité, Vois, je me traîne aussi ! mais, plus qu’eux hébété, Je dis : Que cherchent-ils au Ciel, tous ces aveugles ?
Charles Baudelaire (« Les Fleurs du mal »)
Jean Martin – Les aveugles – 1937 (Musée des BA Lyon)
Car le poète est un four à brûler le réel. De toutes les émotions brutes qu’il reçoit, il sort parfois un léger diamant d’une eau et d’un éclat incomparables. Voilà toute une vie comprimée dans quelques images et quelques phrases. Pierre Reverdy
L'oreille du taureau à la fenêtre De la maison sauvage où le soleil blessé Un soleil intérieur de terre Tentures du réveil les parois de la chambre Ont vaincu le sommeil Paul Eluard