« – Courons vers l’horizon, il est tard, courons vite, Pour attraper au moins un oblique rayon ! »
Charles Baudelaire
Écrasée par l’inexorable marche de la nuit, la lumière abdique. Les dernières ombres, craintives, allongent déjà leurs pas de fuite vers l’infini… Orgueilleux rebelles, quelques brandons…
Léon Spilliaert (1881-1946) – Digue de nuit – 1908
Effet de soir
Cette nuit, au-dessus des quais silencieux, Plane un calme lugubre et glacial d’automne. Nul vent. Les becs de gaz en file monotone Luisent au fond de leur halo, comme des yeux.
Et, dans l’air ouaté de brume, nos voix sourdes Ont le son des échos qui se meurent, tandis Que nous allons rêveusement, tout engourdis Dans l’horreur du soir froid plein de tristesses lourdes.
Comme un flux de métal épais, le fleuve noir Fait sous le ciel sans lune un clapotis de vagues. Et maintenant, empli de somnolences vagues, Je sombre dans un grand et morne nonchaloir.
Avec le souvenir des heures paresseuses Je sens en moi la peur des lendemains pareils, Et mon âme voudrait boire les longs sommeils Et l’oubli léthargique en des eaux guérisseuses.
Mes yeux vont demi-clos des becs de gaz trembleurs Au fleuve où leur lueur fantastique s’immerge, Et je songe en voyant fuir le long de la berge Tous ces reflets tombés dans l’eau, comme des pleurs,
Que, dans un coin lointain des cieux mélancoliques, Peut-être quelque Dieu des temps anciens, hanté Par l’implacable ennui de son Éternité, Pleure ces larmes d’or dans les eaux métalliques.
« Ne sommes-nous pas parfois enclins à croire que Mozart n’a jamais été sali par la pensée de la mort, et n’a jamais été infecté par ses tristesses délétères. Bien que, dans une lettre écrite quelques années avant sa disparition, il confesse son intimité avec la pensée de la mort, il serait pourtant difficile d’y trouver à cette époque, si l’on excepte la fatigue et l’élan comprimé, une réflexion morbide, qui aurait tendu ses arcs noirs au dessus de son univers. »
Cioran – « Le livre des leurres » 1936 – Quarto Gallimard, p. 177
Ces « arcs noirs », que sa santé fragile lui avait pourtant laissé apercevoir dans sa jeunesse, la vie s’était chargée de les bander autour de lui en 1778, lors du douloureux décès de sa mère. Une fois encore les voici « tendus au dessus de son univers » en cette année 1787, millésime de « Don Giovanni » et de la « Petite Musique de Nuit ». La lettre en date du 4 avril que Wolfgang Amadeus écrit à son père malade qui vit ses derniers instants, donne au jeune homme de 31 ans l’occasion d’affirmer sa pleine lucidité vis à vis de la mort :
« Comme la mort, à y regarder de plus près est le vrai but de la vie, je me suis, depuis quelques années, tellement familiarisé avec cette véritable, parfaite, amie de l’homme, que son image m’est très apaisante et réconfortante ! Je ne me couche jamais sans songer que le lendemain peut-être, si jeune que je sois, je ne serai plus là… »
C’est sans doute à cette subtile clairvoyance que l’on doit la délicate retenue qui préside à l’expression contemplative – indéniablement mélancolique pourtant – de ce joyau qu’est le lied « Abendempfindung ». Mozart l’écrit en juin 1787, quelques semaines à peine après la mort de Léopold, son père… Il ne serait pas surprenant que la partition ait conservé quelques traces de son émotion, les larmes ont la fâcheuse manie de nous échapper.
Plus on se délecte de la grâce béate de cette musique, plus grande est la tentation de rejoindre en pensée ce musicologue italien* qui déclarait que la contemplation sereine de la mort qu’inspire ce texte musical lui apparait comme une préfiguration de sa manifestation définitive et suprême que Mozart exprimera dans son œuvre ultime, le « Requiem ».
* Pier-Luigi Petrobelli
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C’est avec toute la lumière de sa voix que Sophie Karthäuser éclaire ce soir de profonde intimité.
Triste, la beauté ?
Abendempfindung
Abend ist’s, die Sonne ist verschwunden,
Und der Mond strahlt Silberglanz
So entflieh’n des Lebens schönste Stunden
Flieh’ vorüber wie im Tanz
Bald entflieht des Lebens bunte Szene,
Und der vorhang rollt herab.
Aus ist unser Spiel ! Des Freundes Träne
Fliesset schon auf unser Grab.
Bald vielleicht mir weht, wie Weswind leise,
Eine stille Ahnung zu-
Schliess’ ich deises Lebens Pilgerreise,
Fliege in dans Land der Ruh’.
Werd’t ihr dann an meinem Grabe weinen
Trauernd meine Asche seh’n,
Dann, o Freunde, will ich euxh erscheinen
Und will Himmel auf euch weh’n.
Schenk’ auch du ein Tränchen mir
Und pflücke mir ein Veilchen auf mein Grab.
Und mit deinem seelenvollen Blicke
Sieh’ dann sanft auf mich herab.
Weih’ mir eine Träne und ach !
Schäme dich nur nicht, sir mir zu weih’n
O sie wird in meinem Diademe
Dann die Schönste Perle sein.
(?) Joachim Heinrich Campe (1746-1818)
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Sensation du soir
C’est le soir, le soleil s’est retiré
Et la lune brille d’un éclat argenté.
Ainsi s’enfuient les plus belles heures de la vie,
Qui s’envolent comme en dansant.
Bientôt s’éteindra la scène bariolée de l’existence,
Et le rideau tombera.
Terminé notre spectacle, la larme de l’ami
Coulera déjà sur notre tombe.
Bientôt peut-être (comme un léger vent d’ouest,
Un paisible pressentiment m’envahit)
Achèverai-je mon pèlerinage à travers cette vie
Et m’envolerai-je pour le royaume de paix.
Alors vous pleurerez sur ma tombe,
Affligés, vous penchant sur mes cendres ;
Alors je vous apparaîtrai, mes amis,
Et du ciel, vous adresserai un signe.
Toi aussi, fais-moi don d’une petite larme
Et cueille pour moi une violette sur ma tombe,
Puis vers moi, doucement, incline
Ton regard plein d’âme.
Offre-moi une larme, ne redoute la honte
De t’épancher pour moi.
Sur mon diadème, alors, cette larme sera
La perle la plus belle.
« Une étrange rougeur s’élève dans le ciel. Je ne sais si c’est l’aube ou le couchant. Créez pour la lumière. »
(Robert Schumann – cité par Michel Schneider in « La tombée du jour – Schumann » – Seuil – La Librairie de XXe siècle – P. 103)
Robert Schumann (1810-1856)
Qui ne s’est jamais laissé emporter vers les clartés volatiles et mystérieuses des « Chants de l’aube » (« Gesänge der Frühe ») ne peut prétendre avoir aperçu un bout de l’âme de Robert Schumann tant elle est tout entière rassemblée dans les harmonies et les silences de ces cinq pièces pour piano, opus 133.
Dernier rassemblement pour un prochain et ultime voyage, on le sait aujourd’hui ; départ définitif, de la raison d’abord, vers les rivages étrangers de l’étrange, séparation sans retour, ensuite, d’avec les êtres aimés tenus désormais éloignés des enceintes de la folie.
Car cette aube naissante, apparemment apaisée, – étonnamment apaisée, quand on sait l’intensité des dépressions-hallucinations qui harcèlent le compositeur en cet automne 1853 et que l’alcool ne parvient plus à endiguer – porte déjà en elle la lumière crépusculaire de la tombée du jour.
Tombée de la nuit. Il n’est plus très loin ce sinistre soir de Carnaval, à Düsseldorf, le 27 février 1854, où des mariniers hisseront difficilement hors des eaux glacées du Rhin un homme en robe de chambre qui leur résistera énergiquement pour ne pas échapper au courant : le Dr Schumann.
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Sans doute est-ce la dernière fois, en octobre 1853, quand Schumann écrit les « Gesänge der Frühe », que le musicien, le poète et l’homme en lui parviennent encore à raisonnablement se réunir autour du piano pour partager quelques instants de composition. Ces chants seront donc son œuvre ultime pour ce cher instrument, même si chronologiquement il conviendrait de prendre en compte les justement nommées « Variations des esprits » (« Geisterthema ») qu’il travaille encore en février 1854, et qu’il ne pourra terminer avant son internement à l’asile d’Endenich quelques semaines plus tard.
Schumann, à cette époque, ne s’appartient déjà plus, définitivement happé par les monstres de ses univers hallucinatoires désormais fermés au génie de sa création.
« Les chants de l’aube » ou l‘ultime confidence pianistique de Robert Schumann… Sans doute à son épouse Clara, son éternel amour. Car, même si au final l’œuvre est dédiée à l’amie de Goethe, la poétesse Bettina Brentano, la dédicace initiale de ces pièces à Diotima, l’idéale muse de cet autre « schizophrène » de génie, le poète Hölderlin à qui Schumann adressait ainsi un salut complice, signe la pudique intention du compositeur.
Un bien émouvant adieu. Déchirant !
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Après le thème décharné de l’introduction, les dissonances du premier choral invitent délicatement au mystère ; à voix basse ; voix perdue aussitôt pris chacun de ses essors vers le thème initial. Aube lente, encore aux prises avec les incertitudes de la nuit. Glas lointain aux échos presque religieux.
La deuxième pièce, contrapuntique, change sans cesse d’humeur. Qui peut dire où veut nous conduire son pas animé ?
Le troisième « stück », plus vivant, presque virtuose, conserve un rythme soutenu d’un bout à l’autre ; un galop sans doute, au but incertain et en équilibre au bord de gouffres inconnus.
Lyrique, la quatrième pièce expose sa mélodie à une pleine lumière qui rend certes plus intelligible la musique, mais l’illusion ne dure car déjà, dans un dernier murmure plusieurs fois annoncé, la boucle du temps semble se refermer.
Le choral final, – Im Anfange ruhiges, im Verlauf bewegtes Tempo (Dans le calme d’abord, puis plus animé) – reprend, en écho au premier mouvement, les sonorités mystérieuses de la voix confidente. Les lueurs arpégées qui traversent sa fragile texture paraissent plus brillantes, la clarté semble progresser, mais elle est toute tournée vers un indéfinissable ailleurs. La voix s’affirme à peine, pour un peu mieux faire entendre les nostalgies de sa tonalité, avant de se résorber dans l’inéluctable nuit qui guette. Le présent s’enfuit dans la lumière. L’avenir n’échappera pas à sa prison obscure.
« La musique, toute la musique, n’est-elle pas poursuite, au-dedans de soi, de la voix perdue ? »(Michel Schneider)
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Les « Gesänge der Frühe » ne figurent hélas pas souvent au programme des récitals, et jusqu’à ces dernières années leur discographie n’avait rien de pléthorique. Pourtant, curieusement, et fort heureusement, depuis quelque temps les parutions discographiques proposent bon nombre de belles interprétations de ces pages, par des pianistes au talent incontestable.Un bonheur.
Du ravissement sans cesse renouvelé que m’ont procuré toutes ces écoutes récentes, une interprétation, s’est imposée à moi comme une impérieuse évidence, celle de Mitsuko Uchida (illustration centrale de ce billet). Cent écoutes, et toujours inlassablement « sa » musique brosse le portrait de « mon » Schumann.
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Deux autres portraits du compositeur, peints à partir de ces mêmes « Chants de l’aube » où il s’expose tout entier, semblent, à mon sens, particulièrement ressemblants, et ne sauraient être absents de cette galerie bien subjective :
– Celui que façonne magnifiquement le pianiste néerlandais Ronald Brautingam, qui parfois me semble pourtant laisser les nuages de nuit se dissiper un peu trop vite. (l’enregistrement doit dater des années 1990, réédité en 2014 – le pianiste avait alors le cheveu bien plus noir que sur la photo)
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– Celui que peint avec peut-être, à mon goût, un peu trop de lumière et un trait parfois trop précis pour une telle heure de la vie, Piotr Anderszewski, dans son néanmoins superbe enregistrement de 2011 :
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Merci à AbraxasAgitato pour avoir publié sur Youtube ces trois enregistrements intégrés dans ce billet.
Peut-être devons-nous parler encore un peu plus bas, De sorte que nos voix soient un abri pour le silence ; Ne rien dire de plus que l’herbe en sa croissance Et la ruche du sable sous le vent. L’intervalle qui reste à nommer s’enténèbre, ainsi Que le gué traversé par les rayons du soir, quand le courant Monte jusqu’à la face en extase des arbres. (Et déjà dans le bois l’obscur a tendu ses collets, Les chemins égarés qui reviennent s’étranglent.) Parler plus bas, sous la mélancolie et la colère, Et même sans espoir d’être mieux entendus, si vraiment Avec l’herbe et le vent nos voix peuvent donner asile Au silence qui les consacre à son tour, imitant Ce retrait du couchant comme un long baiser sur nos lèvres.
Le piano que baise une main frêle Luit dans le soir rose et gris vaguement, Tandis qu’un très léger bruit d’aile Un air bien vieux, bien faible et bien charmant Rôde discret, épeuré quasiment, Par le boudoir longtemps parfumé d’Elle.
Qu’est-ce que c’est que ce berceau soudain Qui lentement dorlote mon pauvre être ? Que voudrais-tu de moi, doux Chant badin ? Qu’as-tu voulu, fin refrain incertain Qui vas tantôt mourir vers la fenêtre Ouverte un peu sur le petit jardin ?
Par les soirs bleus d’été, j’irai dans les sentiers,
Picoté par les blés, fouler l’herbe menue :
Rêveur, j’en sentirai la fraîcheur à mes pieds.
Je laisserai le vent baigner ma tête nue.
Je ne parlerai pas, je ne penserai rien,
Mais l’amour infini me montera dans l’âme ;
Et j’irai loin, bien loin, comme un bohémien,
Par la Nature, heureux- comme avec une femme
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Arthur Rimbaud – Sensation Musique : Debussy – Arabesque flûte et harpe
Car le poète est un four à brûler le réel. De toutes les émotions brutes qu’il reçoit, il sort parfois un léger diamant d’une eau et d’un éclat incomparables. Voilà toute une vie comprimée dans quelques images et quelques phrases. Pierre Reverdy