La prisonnière

Marcel Proust (1871-1922)

Marcel Proust (1871-1922)

 » La prisonnière « , voilà qui pourrait faire un titre de roman extrêmement engageant pour un amoureux de la lecture, n’est-ce pas ? Mais un auteur, me semble-t-il, a déjà eu cette idée. Et quel auteur !

 » La prisonnière « , en effet, c’est le cinquième tome de la  » Recherche «  de Marcel Proust. Dans ce roman qui nous éloigne un moment, comme une pause que nous offre le narrateur, des mondanités qu’il nous a fait partager jusqu’ici, Proust s’accorde le temps d’une introspection. Son amour pour Albertine n’a cessé de croître depuis qu’il nous a fait part de sa rencontre avec elle au tome II, « A l’ombre des jeunes filles en fleurs ». Elle a répondu favorablement à sa demande et s’est installée chez lui. Mais cet amour vécu dans la proximité du quotidien le conduit à une jalousie maladive tant il supporte mal l’intérêt qu’Albertine semble accorder aux autres femmes. Il aurait sans doute mieux accepté qu’elle fût attirée par quelques rivaux masculins.

Le séjour d’Albertine le transformera donc en enquêteur prêchant parfois le faux pour savoir le vrai, voire en geôlier surveillant jalousement sa prisonnière. Mais l’auteur finira par admettre qu’il n’est d’autre prisonnier que lui-même. Et, alors qu’il consent enfin à se détacher de cet amour perturbateur, le départ soudain d’Albertine va raviver ses émois…

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Roland Petit (1924-2011)

Roland Petit (1924-2011)

Avec la création par le Ballet de Marseille en 1974 de  » Proust ou les intermittences du cœur « , Roland Petit fait vivre sur scène quelques personnages de  » La recherche « . 

Fidèle à l’économie de moyens qui caractérise ses chorégraphies, il met en scène par quelques tableaux divers des situations venues en droite ligne de l’œuvre littéraire, en se gardant bien de la prétention d’une quelconque rivalité avec elle. Le corps exprime ici, sur des musiques que Proust lui-même avait entendues, voire appréciées, à son époque, les émois, les caractères et les relations de certains personnages de la « Recherche », parmi les plus connus, tels que Swann, bien sûr, Madame Verdurin, la Duchesse de Guermantes ou Marcel Proust lui-même.

Dans ce pas de deux  » La prisonnière « , – sans aucun doute un point culminant de la réalisation chorégraphique -, le jeune Proust, magnifiquement incarné par Hervé Moreau, contemple Albertine dans son sommeil, le regard tout autant chargé de questionnements que d’émerveillements. La belle endormie dont le sommeil présage déjà de sa fugue imminente, est interprétée, avec une grâce inégalée, par la danseuse étoile Isabelle Ciaravola – qui a fait ses adieux à l’Opéra de Paris il y a quelques mois à peine.

L’harmonie des corps, la sobriété des gestes, la finesse de la chorégraphie et la sensibilité des deux superbes interprètes, illustrent avec une juste émotion les confidences que nous avions reçues jadis de l’auteur à travers les pages de ce singulier « journal intime ». Les accents de l’adagio de la 3ème symphonie de Saint-Saëns sont le ruban rouge de ce paquet cadeau exceptionnel.

On peut aimer les mots, certes, mais quand les silences des corps sont aussi éloquents…

 

Le ciel de la mémoire

En amical écho à la touchante réflexion de Jan – créateur du blog « Les cosaques des frontières » –  dans son billet :

« Le bonheur et la souffrance d’une bonne mémoire »

Marcel_Proust

Je contemple souvent le ciel de ma mémoire

Le temps efface tout comme effacent les vagues
Les travaux des enfants sur le sable aplani
Nous oublierons ces mots si précis et si vagues
Derrière qui chacun nous sentions l’infini.

Le temps efface tout il n’éteint pas les yeux
Qu’ils soient d’opale ou d’étoile ou d’eau claire
Beaux comme dans le ciel ou chez un lapidaire
Ils brûleront pour nous d’un feu triste ou joyeux.

Les uns joyaux volés de leur écrin vivant
Jetteront dans mon cœur leurs durs reflets de pierre
Comme au jour où sertis, scellés dans la paupière
Ils luisaient d’un éclat précieux et décevant.

D’autres doux feux ravis encor par Prométhée
Étincelle d’amour qui brillait dans leurs yeux
Pour notre cher tourment nous l’avons emportée
Clartés trop pures ou bijoux trop précieux.

Constellez à jamais le ciel de ma mémoire
Inextinguibles yeux de celles que j’aimai
Rêvez comme des morts, luisez comme des gloires
Mon cœur sera brillant comme une nuit de Mai.

L’oubli comme une brume efface les visages
Les gestes adorés au divin autrefois,
Par qui nous fûmes fous, par qui nous fûmes sages
Charmes d’égarement et symboles de foi.

Le temps efface tout l’intimité des soirs
Mes deux mains dans son cou vierge comme la neige
Ses regards caressants mes nerfs comme un arpège
Le printemps secouant sur nous ses encensoirs.

D’autres, les yeux pourtant d’une joyeuse femme,
Ainsi que des chagrins étaient vastes et noirs
Épouvante des nuits et mystère des soirs
Entre ces cils charmants tenait toute son âme

Et son cœur était vain comme un regard joyeux.
D’autres comme la mer si changeante et si douce
Nous égaraient vers l’âme enfouie en ses yeux
Comme en ces soirs marins où l’inconnu nous pousse.

Mer des yeux sur tes eaux claires nous naviguâmes
Le désir gonflait nos voiles si rapiécées
Nous partions oublieux des tempêtes passées
Sur les regards à la découverte des âmes.

Tant de regards divers, les âmes si pareilles
Vieux prisonniers des yeux nous sommes bien déçus
Nous aurions dû rester à dormir sous la treille
Mais vous seriez parti même eussiez-vous tout su

Pour avoir dans le cœur ces yeux pleins de promesses
Comme une mer le soir rêveuse de soleil
Vous avez accompli d’inutiles prouesses
Pour atteindre au pays de rêve qui, vermeil,

Se lamentait d’extase au-delà des eaux vraies
Sous l’arche sainte d’un nuage cru prophète
Mais il est doux d’avoir pour un rêve ces plaies
Et votre souvenir brille comme une fête.

Marcel Proust