Marina Tsvétaïeva, libre, passionnée, exaltée par la force de ses sentiments et la violence de sa spontanéité – cette « danseuse de l’âme », comme l’immense poétesse aimait elle-même à se qualifier – fait de la France, à partir de 1925, sa nouvelle terre d’exil. Pendant près de quinze années cet éloignement de sa Russie en grand bouleversement ne suffira pas à apaiser ses peines et ses souffrances qui attiseront d’autant plus les braises de ses amours incandescentes que la misère et l’indifférence noirciront la nuit de ses malheurs.
Marina trouve un incontestable réconfort dans la relation épistolaire qu’elle entretient avec Boris Pasternak ; l’admiration réciproque les a réunis depuis 1922 dans une correspondance continue par laquelle l’un et l’autre subliment leur éloignement tout en se promettant vainement une rencontre prochaine. C’est par l’intermédiaire de Boris que Marina est entrée en relation avec Rainer Maria Rilke, pendant le printemps 1926. Tous deux nourrissent une admiration sans borne pour l’auteur des « Élégies de Duino ». Cette relation tripartite sera l’occasion d’une ardente correspondance croisée.
Rilke a passé la cinquantaine, Marina a trente-trois ans ; elle s’exprime avec la fougue et l’enthousiasme de sa sincérité, le grand poète solitaire, orphique, reste fidèle à son style élégiaque. Ils échangent, en allemand, une correspondance d’amoureux ordinaires, avec photos et projets, mais empreinte d’une rare profondeur dans laquelle ils trouvent leur réelle connivence.
◊
En mai 1926, Marina Tsvétaïeva adresse à Rainer Maria Rilke l’expression de la brûlante dévotion qu’elle lui voue dans une lettre qui n’a pas manqué de toucher le poète viennois déjà conquis par les publications de sa correspondante. C’est le début de leur intense échange. La vie décidera de ne pas le faire durer.
Le 30 décembre de cette même année, à Montreux où il se fait soigner, la leucémie emporte Rainer Maria Rilke. Le lendemain Marina lui écrit une émouvante lettre posthume.
La voix de Carolyne Cannella donne à ces deux lettres une poignante présence :
La lettre posthume commence à 4’16
◊
Toute la poésie n’est-elle pas dans l’acte ?
« Quand je mets les bras autour du cou d’un ami, c’est naturel ; quand je le raconte, ça ne l’est déjà plus (même pour moi !). Et quand j’en fais un poème, cela redevient naturel. Donc, l’acte et le poème me donnent raison. L’entre-deux me condamne. » (Extrait d’une lettre de Marina à Rainer)
◊
Lettre posthume de Marina Tsvétaïeva à Rainer Maria Rilke
« L’année s’achève sur ta mort ? Une fin ? Un commencement. (Très cher, je sais que maintenant ― Rainer, voilà que je pleure ― que maintenant tu peux me lire sans courrier, que tu es en train de me lire.) Cher, si toi, tu es mort, il n’y a pas de mort, la vie – n’en est pas une. Quoi encore ? […]
Je ne veux pas relire tes lettres, sinon je ne voudrai plus « vivre » (ne le « pourrai » plus ? Je « peux » tout ― ce n’est pas de jeu), je voudrais te rejoindre, pas rester ici. Rainer, je sais que tu seras tout de suite à ma droite, je sens presque, déjà, ta tête claire. As-tu pensé une fois à moi ? C’est demain l’an nouveau, Rainer-1927. 7. Ton chiffre préféré. Tu es donc né en 1875 (le journal) ? 51 ans ? Jeune.
Ta pauvre petite fille, qui ne t’a jamais vu.
Pauvre moi. Pourtant, il ne faut pas être triste ! Aujourd’hui, à minuit, je trinquerai (oh ! très doucement, nous n’aimons pas le bruit, toi et moi) avec toi.
Très cher, fais que je rêve de toi quelquefois.
Nous n’avons jamais cru à une rencontre ici ; pas plus qu’à l’ici, n’est-ce pas ? Tu m’as précédée pour mettre un peu d’ordre ― non pas dans la chambre, ni dans la maison ― dans le paysage, pour ma bienvenue.
Je te baise la bouche ? La tempe ? Le front ? Plutôt la bouche [car tu n’es pas mort], comme à un vrai vivant.
Très cher, aime-moi, autrement et plus que personne d’autre. Ne sois pas fâché contre moi ― habitue-toi à moi, c’est comme ça que je suis.
Quoi encore ?
Trop haut, peut-être ? Ni haut, ni loin.
…un peu trop en face de ce spectacle émouvant, pas encore, encore trop proche, front contre épaule.
Non, cher grand garçon ― O Rainer, écris-moi (est-elle assez bête, cette prière ?)
Meilleurs vœux et beau paysage de l’an nouveau du ciel !
Marina.
Bellevue, le 31 décembre 1926, dix heures du soir.
Rainer, tu es encore sur Terre, pour 24 heures à peine ! »
◊
Marina Tsvetaïeva écrira ce même jour à Boris Pasternak :
Bellevue, 31 décembre 1926.
« Boris !
Rainer Maria Rilke est mort. Je ne sais pas la date, il y a trois jours environ. On est venu m’inviter à un réveillon, et en même temps, on m’a appris la nouvelle.
Sa dernière lettre (6 septembre) se terminait par un cri :
« Au printemps ! C’est trop long ! Plus tôt, plus tôt ! » (Nous avions parlé de nous voir). Il n’a pas répondu à ma réponse, puis, après mon arrivée à Bellevue, je lui ai envoyé cette lettre en une ligne :
Rainer, was ist’s ? Rainer, liebst du mich noch ?(Rainer que se passe-t-il ? Rainer m’aimes-tu encore ?)