» Il faut choisir d’aimer les femmes ou de les connaître. » (Chamfort)
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Paris commençait à allumer ses premières lumières ce dimanche soir d’automne, et envoyait ainsi à l’incessante pluie qui noyait la Seine depuis midi, un impératif signal de fin. Victor allait enfin pouvoir aérer sa machine à questions qui, toute la journée, l’avait transformé en lion dans sa cage. Faire quelques pas dans la fraîcheur du soir entre les reflets arc-en-ciel des pavés mouillés lui permettrait sans doute de trouver une explication aux étranges comportements de Katia. Il l’aime tant Katia…
Ils n’étaient pas bien nombreux les candidats à la promenade ce soir : en une vingtaine de minutes Victor n’avait croisé qu’un couple marchant serré au pas cadencé. Sa respiration trouvait maintenant un tempo plus calme et quelques idées positives osaient revigorer ses espérances. Ragaillardi, il shoota généreusement dans une boîte de soda, vide, abandonnée sur les pavés par l’incivilité trop habituelle d’un contemporain. Le bruit rugueux de la ferraille frottant le sol lui rappela qu’il aurait été tout de même mieux de la ramasser et de la mettre dans la poubelle qui à quelques centimètres seulement lui faisait de l’œil. Il en était encore temps.
À peine la cannette eut-elle touché le fond de la poubelle qu’une petite déflagration sèche claqua au milieu d’un nuage de fumée blanche jaillissant à la face stupéfaite de Victor. Le pas d’esquive qu’il avait spontanément esquissé, par réflexe, n’eut pas le temps de lui restituer complètement son équilibre. Déjà une voix de basse se mit à le haranguer d’un ton sec, partagé entre autorité et agacement. Elle sortait de la bouche parfaitement dessinée d’un petit homme chauve et replet en pantalon rouge froissé et t-shirt vert, et la fine moustache qui la surmontait comme un surlignage clownesque conférait étrangement à ce visage imberbe une touche de douceur espiègle plutôt inattendue :
– Bon, écoute-moi bien ! Hors de question qu’on y passe des heures ! J’suis ton bon génie. Je poireaute recroquevillé dans cette cannette de merde depuis un temps infini. Tu as fait ta B.A., tu l’as ramassée et jetée, parfait. Ça te vaut ma présence et mes services. Alors on va pas se la jouer classique, genre » Aladin et la lampe merveilleuse « du style « tu fais trois vœux de conte de fée, j’te les réalise, t’épouses la princesse, tout le monde est content… etc. » Pas le temps ! Tu choisis un vœu, un seul et basta ! J’opère, j’te l’exauce et j’me casse. OK ?
Surpris, décontenancé, se demandant si il délirait ou si il était entré éveillé dans un rêve fou, Victor s’ébroua, comme un chien sortant de l’eau, et constatant que son génie en habit de sémaphore était toujours là, le regard impatient rivé sur lui, il finit par lui faire cette réponse dont la craintive timidité ne parvint pas à étouffer l’enthousiasme juvénile qui l’inspirait :
– Ah, oui, bien sûr, j’aimerais tellement aller à Tahiti, me baigner dans le lagon, manger des langoustes à tous les repas, admirer les danseuses dans le soleil, retrouver la trace de Gauguin… Mais j’ai un problème de taille : j’ai très peur de l’avion et je ne supporte pas le bateau qui me rend malade dès la première minute au port. Alors, puisque vous avez tout pouvoir et que vous voulez bien le mettre à ma disposition pour une fois, faites-moi donc une route jusque là-bas. Je pourrais ainsi voyager de Paris à Papeete en voiture. Et mon vœu sera réalisé.
Le génie haussa d’abord les épaules, puis le ton. Il lança :
– Mais, mon ami, t’es complètement barge ! Tu imagines une route jusqu’à Tahiti ? Tu vois le chantier ? Les engins, les terrassiers, les ponts, le bitume, les kilomètres et tout le toutim. Mais je suis tombé sur un maboul ! Comme d’habitude, les dingues c’est pour ma pomme !… Allez, trouve-toi un autre vœu et qu’on en finisse !
Alors Victor, rattrapé par les questionnements de sa journée, la voix tremblante, confidente, tout juste audible :
– Vous savez, j’atteins bientôt la cinquantaine et j’ai bien vécu, certes ; j’ai fait d’aimables rencontres, beaucoup ; j’ai failli me marier deux fois. Mais je dois avouer que je n’ai jamais réussi à comprendre les femmes. Si vous pouviez m’y aider… ?
Ce à quoi, le génie soudain décidé, sans même s’octroyer une seconde de réflexion supplémentaire, répondit avec ardeur :
– L’autoroute pour Tahiti !… Quatre ou six voies ?
Beau recyclage (et je ne parle pas pour la canette…) !
Merci!
J’aimerais bien connaître l’objet que j’ai recyclé (cannette exceptée) auquel vous faites allusion, s’il est autre que cette petite historiette de comptoir que j’ai habillée pour la circonstance, à la manière des « menteurs » chers à Jean-Claude Carrière. 😉
Il n’est pas autre, c’est bien cette blague, qui pour hénorme qu’elle soit, résume tellement bien une certaine incompréhension entre les deux sexes…
Mais, pouvez-vous m’éclairer sur les « menteurs » chers à Jean-Claude Carrière ?
JC. Carrière, qu’on ne présente plus, réunit en 1998, dans un ouvrage intitulé « Le cercle des menteurs », une série de contes, légendes, histoires, – drôles souvent et toujours illustrations d’une sagesse – venus de toutes les traditions et de toutes les époques. Ces amusants récits se transmettent au gré des circonstances, des cultures et des gens, par ceux qui les ont lus, vus ou entendus. Ces transmetteurs, Carrière les appelle « menteurs » car chacun, en racontant à sa manière, ne peut éviter de déformer, adapter ou aménager le récit. Et les voilà tous, peu à peu, constituer un cercle en permanente expansion : « Le cercle des menteurs ». Je ne saurais que trop vous en recommander la lecture régulière : un réel plaisir !
Eh bien, merci de cette plaisante indication, que je vais suivre de ce pas.