« Eh bien connais donc Phèdre… »

GARNIER Etienne Barthélemy (1759-1849) Phèdre après son aveu à Hippolyte

GARNIER Etienne Barthélemy (1759-1849) Phèdre après son aveu à Hippolyte

Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue
Un trouble s’éleva dans mon âme éperdue
Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler
Je sentis tout mon corps et transir et brûler.

Toute la tragédie de Phèdre est contenue dans ses quelques vers du premier acte. Elle aime. Mais celui qu’elle aime, Hippolyte, est le fils de Thésée, son époux.

Phèdre - Dominique Blanc

Après Jean-Louis Barrault en 1946, Antoine Vitez en 1975 et Anne Delbée en 1982, il était indispensable qu’en 2003 Patrice Chéreau s’emparât d’une des plus grandes pièces de théâtre, Phèdre de Jean Racine, pour en réaliser une mise en scène moderne, mais sans les excès outranciers du modernisme.

Dès l’exposition le choix est affiché de créer entre les personnages et le spectateur une proximité qui invite à pénétrer l’âme humaine par l’intimité douloureuse de sa déchirure. L’alexandrin, dépouillé du poids de sa tradition, débarrassé de son « obligatoire » césure à l’hémistiche, confère à l’expression du texte l’indispensable naturel qui le rend à la vie ; chaque exclamation interpelle, chaque interrogation questionne, vraiment. Il est loin le Grand Siècle retrouvé par Vitez ; loin aussi les artifices et le décorum de Versailles.

Même si, témoignage de la résignation des humains à l’inexorable fatalité, les bras et les regards s’envolent encore parfois vers le ciel où résident les Dieux, les passions n’en demeurent pas moins affaire de mortels. Avec Chéreau les épidermes entrent en scène. Le langage des corps confirme les conflits des sentiments exprimés par les mots, le geste soutient le vers ; désormais le sentiment repousse la tyrannie du seul verbe, si beau soit-il ; grâce au jeu du corps il ne marque plus l’arrêt à la porte de l’entendement, il file, spontané comme un flux de sang frais, jusqu’au cœur. Ici sans doute est la modernité, dans cette transition directe de l’émotion.

Ainsi Phèdre, amoureuse, en proie à son irrépressible désir incestueux, se rapproche-t-elle d’Hippolyte jusqu’à le sentir, le frôle-t-elle, se retenant à peine d’un coupable enlacement ; ainsi, impudique, va-telle même jusqu’à esquisser une sensuelle caresse sur sa nuque virile. Témoignage de sa sincérité, sa main, portée vers son cœur, finit, dans un élan de contrition, par dénuder son sein quémandant le glaive.

La « chorégraphie » de Chéreau permet aux autres personnages de la pièce de sortir de l’ombre discrète où les gardaient les mises en scène précédentes, laissant mieux percevoir les intrigues annexes ou connexes. Phèdre n’est donc pas seule victime au royaume des humains, affirme-t-il ainsi, validant son propos selon lequel la véritable tragédie qui la détruit tient en ce qu’elle se croit la seule à avoir commis le crime d’aimer.

Eh bien, pour connaître mieux Phèdre, et toute sa fureur, que le rideau se lève au beau milieu de la Scène 5 de l’Acte II :

Sur la scène, par la voix et le geste de Dominique Blanc, elle avoue son amour à Hippolyte (Eric Ruf), en 2003, aux Ateliers Berthier – Théâtre de l’Odéon, sous l’œil magistral du regretté Patrice Chéreau.

Comme un vif encouragement à découvrir encore à travers la captation de l’œuvre sur DVD, les contradictions et les outrances de cette petite fille de Zeus confrontée aux limites trop humaines de la liberté.

Elle est si loin la Phèdre que j’essayais d’apercevoir naguère derrière les étoiles d’encre qui constellaient la couverture violette de mon « Classique Larousse ». Je l’aimais tant déjà. Est-ce infidélité de l’aimer plus encore dans sa jeunesse nouvelle ?

PHÈDRE
[…]                                                           Je m’égare,
Seigneur ; ma folle ardeur malgré moi se déclare.
HIPPOLYTE
Je vois de votre amour l’effet prodigieux.
Tout mort qu’il est, Thésée est présent à vos yeux ;
Toujours de son amour votre âme est embrasée.
PHÈDRE
Oui, Prince, je languis, je brûle pour Thésée.
Je l’aime, non point tel que l’ont vu les enfers,
Volage adorateur de mille objets divers,
Qui va du Dieu des morts déshonorer la couche ;
Mais fidèle, mais fier, et même un peu farouche,
Charmant, jeune, traînant tous les coeurs après soi,
Tel qu’on dépeint nos Dieux, ou tel que je vous vois.
Il avait votre port, vos yeux, votre langage,
Cette noble pudeur colorait son visage,
Lorsque de notre Crète il traversa les flots,
Digne sujet des voeux des filles de Minos.
Que faisiez-vous alors ? Pourquoi sans Hyppolyte
Des héros de la Grèce assembla-t-il l’élite ?
Pourquoi, trop jeune encor, ne pûtes-vous alors
Entrer dans le vaisseau qui le mit sur nos bords ?
Par vous aurait péri le monstre de la Crète,
Malgré tous les détours de sa vaste retraite.
Pour en développer l’embarras incertain,
Ma soeur du fil fatal eût armé votre main.
Mais non, dans ce dessein je l’aurais devancée :
L’amour m’en eût d’abord inspiré la pensée.
C’est moi, Prince, c’est moi dont l’utile secours
Vous eût du Labyrinthe enseigné les détours.
Que de soins m’eût coûtés cette tête charmante !
Un fil n’eût point assez rassuré votre amante.
Compagne du péril qu’il vous fallait chercher,
Moi-même devant vous j’aurais voulu marcher ;
Et Phèdre, au Labyrinthe avec vous descendue,
Se serait avec vous retrouvée ou perdue.
HIPPOLYTE
Dieux ! qu’est-ce que j’entends ? Madame, oubliez-vous
Que Thésée est mon père et qu’il est votre époux ?
PHÈDRE
Et sur quoi jugez-vous que j’en perds la mémoire,
Prince ? Aurais-je perdu tout le soin de ma gloire; ?
HIPPOLYTE
Madame, pardonnez. J’avoue, en rougissant,
Que j’accusais à tort un discours innocent.
Ma honte ne peut plus soutenir votre vue ;
Et je vais…
PHÈDRE
Ah ! cruel, tu m’as trop entendue.
Je t’en ai dit assez pour te tirer d’erreur.
Hé bien ! connais donc Phèdre et toute sa fureur.
J’aime. Ne pense pas qu’au moment que je t’aime,
Innocente à mes yeux je m’approuve moi-même,
Ni que du fol amour qui trouble ma raison
Ma lâche complaisance ait nourri le poison.
Objet infortuné des vengeances célestes,
Je m’abhorre encor plus que tu ne me détestes.
Les Dieux m’en sont témoins, ces Dieux qui dans mon flanc
Ont allumé le feu fatal à tout mon sang,
Ces Dieux qui se sont fait une gloire; cruelle
De séduire le cœur d’une faible mortelle.
Toi-même en ton esprit rappelle le passé.
C’est peu de t’avoir fui, cruel, je t’ai chassé.
J’ai voulu te paraître odieuse, inhumaine.
Pour mieux te résister, j’ai recherché ta haine.
De quoi m’ont profité mes inutiles soins ?
Tu me haïssais plus, je ne t’aimais pas moins.
Tes malheurs te prêtaient encor de nouveaux charmes.
J’ai langui, j’ai séché, dans les feux, dans les larmes.
Il suffit de tes yeux pour t’en persuader,
Si tes yeux un moment pouvaient me regarder.
Que dis-je ? Cet aveu que je viens de te faire,
Cet aveu si honteux, le crois-tu volontaire ?
Tremblante pour un fils que je n’osais trahir,
Je te venais prier de ne le point haïr.
Faibles projets d’un cœur trop plein de ce qu’il aime !
Hélas ! je ne t’ai pu parler que de toi-même.
Venge-toi, punis-moi d’un odieux amour.
Digne fils du héros qui t’a donné le jour,
Délivre l’univers d’un monstre qui t’irrite.
La veuve de Thésée ose aimer Hippolyte !
Crois-moi, ce monstre affreux ne doit point t’échapper.
Voilà mon cœur. C’est là que ta main doit frapper.
Impatient déjà d’expier son offense,
Au-devant de ton bras je le sens qui s’avance.
Frappe. Ou si tu le crois indigne de tes coups,
Si ta haine m’envie un supplice si doux,
Ou si d’un sang trop vil ta main serait trempée,
Au défaut de ton bras prête-moi ton épée.
Donne.
OENONE
Que faites-vous, Madame ? Justes Dieux !
Mais on vient. Évitez des témoins odieux ;
Venez, rentrez, fuyez une honte certaine.

Phèdre - Classique Larousse