Il « automne » beau dans le cœur saturnien de cette belle Reine Indienne qui prend les traits et la voix de la superbe soprano américaine Julia Bullock.
Émouvante Reine Indienne ! Héroïne de l’opéra que Purcell laisse inachevé à sa mort en 1695 et que Peter Sellars, metteur en scène de génie, fait remonter sur les tréteaux 320 années plus tard, pour lui offrir une histoire bien moins sucrée que celle proposée par le livret initial, le revisitant profondément et le modernisant. Complétant la partition originale…
[…]
Douce Reine Indienne dont les sincères espérances, amoureuse ou politique, ne connaîtront que la trahison.
« There’s joy in my grief and there’s freedom in chains. » * « Indian Queen » – Henry Purcell
* Il y a de la joie dans mon chagrin, et de la liberté dans mes chaînes.
Oyez, oyez, braves gens, tendres damoiselles et nobles damoiseaux, dames de cour et preux chevaliers !
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Venez entendre la triste histoire, venez écouter les déboires, de Cecilia, la soprano tant éprise de Peppino si injustement enfermé, prête à tout pour sauver l’aimé.
Entrez, laissez-vous enchanter par Francesca Aspromonte !
Sur Ophélie, « honest and fair Ophelia », tous les coups portent et creusent en elle de profondes blessures qui ne guérissent pas. Celle que lui inflige la traitrise d’Hamlet, rendu « ombrageux, hautain, violent, ironique, vindicatif et cruel » après « le déplorable adieu qu’il s’est forcé de dire à la paix de sa conscience et aux instincts de sa tendresse » – c’est George Sand qui parle – va être fatale au fragile équilibre mental de la jeune fille.
Le prince déplore la mort de son père, le roi ; meurtri par le mensonge et l’injustice, il est acculé à perdre sa raison, ou à le laisser croire. Ophélie, qui vient à sa rencontre, ne peut imaginer l’humiliation qu’elle va devoir subir de celui qu’elle aime. Elle en mourra.
Dante Gabriel Rossetti – Hamlet et Ophélie 1866
C’est sur scène, évidemment, au château de Kronborg, à Elseneur, là où chaque soir de représentation elle revient à la vie, que l’on doit rendre sa première visite à Ophélie. Où pourrait-on mieux chercher la source de sa souffrance et les raisons de son tragique destin ? D’où pourrait-on mieux voir naître le mythe ?
Hamlet, seul, sonde les profondeurs de son âme en une longue introspection qui le transporte « tout entier dans ce cri de l’humanité révoltée contre elle-même » (encore George Sand) : – « To be, or not to be… »
Des pas. Ophélie, décidée à obéir à son père, veut rendre à Hamlet les lettres d’amour qu’il lui a écrites. L’apercevant, Hamlet interrompt le flux de sa réflexion et murmure quelques paroles avant la rencontre: « Tais-toi, maintenant ! Voici la belle Ophélie… Nymphe, dans tes oraisons souviens-toi de tous mes péchés. »
Le ton de la rencontre est donné ! Le malheur est en marche.
Vite ! Cachons nous derrière ce rideau ! – Cette seule action ne fait-elle pas déjà de nous des personnages shakespeariens ? La « nunnery scene » (scène du couvent) commence :
« Hamlet at Elsinore » (Hamlet à Elseneur) Acte III – Scène 1
(Pièce filmée par la BBC TV en septembre 1964)
Ophelia : Jo Maxwell Muller – Hamlet : Christopher Plummer
OPHÉLIA Mon bon seigneur, comment s’est porté votre Honneur tous ces jours passés ?
HAMLET Je vous remercie humblement : bien, bien, bien.
OPHÉLIA Monseigneur, j’ai de vous des souvenirs que, depuis longtemps, il me tarde de vous rendre. Recevez-lesdonc maintenant, je vous prie.
HAMLET Moi ? Non pas. Je ne vous ai jamais rien donné.
OPHÉLIA Mon honoré seigneur, vous savez très bien que si. Les paroles qui les accompagnaient étaient faitesd’un souffle si embaumé qu’ils en étaient plus riches. Puisqu’ils ont perdu leur parfum, reprenez-les ;car, pour un noble cœur, le plus riche don devient pauvre, quand celui qui donne n’aime plus. Tenez,monseigneur !
HAMLET Ha ! ha ! Vous êtes vertueuse !
OPHÉLIA Monseigneur !
HAMLET Et vous êtes belle !
OPHÉLIA Que veut dire votre Seigneurie ?
HAMLET Que si vous êtes vertueuse et belle, vous ne devez pas permettre de relation entre votre vertu et votrebeauté.
OPHÉLIA La beauté, monseigneur, peut-elle avoir une meilleure compagne que la vertu ?
HAMLET Oui, ma foi ! Car la beauté aura le pouvoir de faire de la vertu une maquerelle, avant que la vertu aitla force de transformer la beauté à son image. Ce fut jadis un paradoxe ; mais le temps a prouvé quec’est une vérité. Je vous ai aimée jadis.
OPHÉLIA Vous me l’avez fait croire en effet, monseigneur.
HAMLET Vous n’auriez pas dû me croire ; car la vertu a beau être greffée à notre vieille souche, celle-ci senttoujours son terroir. Je ne vous aimais pas.
OPHÉLIA Je n’en ai été que plus trompée.
HAMLET Va-t’en dans un couvent ! À quoi bon te faire nourrice de pécheurs ? Je suis moi-même passablementvertueux ; et pourtant je pourrais m’accuser de telles choses que mieux vaudrait que ma mère nem’eût pas enfanté ; je suis fort vaniteux, vindicatif, ambitieux ; d’un signe je puis évoquer plus deméfaits que je n’ai de pensées pour les méditer, d’imagination pour leur donner forme, de temps pourles accomplir. À quoi sert-il que des gaillards comme moi rampent entre le ciel et la terre ? Noussommes tous des gueux fieffés : ne te fie à aucun de nous. Va tout droit dans un couvent… Où estvotre père ?
OPHÉLIA Chez lui, monseigneur.
HAMLET Qu’on ferme les portes sur lui, pour qu’il ne joue pas le rôle de niais ailleurs que dans sa propremaison ! Adieu !
OPHÉLIA (à part) Oh ! Secourez-le, vous, cieux cléments !
HAMLET Si tu te maries, je te donnerai pour dot cette vérité empoisonnée : sois aussi chaste que la glace, aussipure que la neige, tu n’échapperas pas à la calomnie. Va-t’en dans un couvent. Adieu ! Ou, si tu veuxabsolument te marier, épouse un imbécile ; car les hommes sensés savent trop bien quels monstresvous faites d’eux. Au couvent ! Allons ! et vite ! Adieu !
OPHÉLIA (à part) Puissances célestes, guérissez-le !
HAMLET J’ai entendu un peu parler aussi de vos peintures. Dieu vous a donné un visage, et vous vous en faitesun autre vous-mêmes ; vous sautillez, vous trottinez, vous zézayez, vous affublez de sobriquets lescréatures de Dieu, et vous mettez au compte de l’ignorance votre impudicité ! Allez ! je ne veux plusde cela : cela m’a rendu fou. Je le déclare : nous n’aurons plus de mariages ; ceux qui sont mariés déjàvivront tous, excepté un ; les autres resteront comme ils sont. Au couvent ! Allez !
Sort Hamlet.
OPHÉLIA Oh ! Que voilà un noble esprit bouleversé ! L’œil du courtisan, la langue du savant, l’épée du soldat !L’espérance, la rose de ce bel empire, le miroir du bon ton, le moule de l’élégance, l’observé de tousles observateurs ! Perdu, tout à fait perdu ! Et moi, de toutes les femmes la plus accablée et la plusmisérable, moi qui ai sucé le miel de ses vœux mélodieux, voir maintenant cette noble et souveraineraison faussée et criarde comme une cloche fêlée ; voir la forme et la beauté incomparables de cettejeunesse en fleur, flétries par la démence ! Oh ! Malheur à moi ! Avoir vu ce que j’ai vu, et voir ce que je vois !
Car le poète est un four à brûler le réel. De toutes les émotions brutes qu’il reçoit, il sort parfois un léger diamant d’une eau et d’un éclat incomparables. Voilà toute une vie comprimée dans quelques images et quelques phrases. Pierre Reverdy