« Qu’est-ce que la liberté ? Une multitude de points multicolores dans les paupières. »
André Breton – « La révolution surréaliste »
« Libertango » : Un hymne à un début de liberté retrouvée, fût-elle, limitée et surveillée…
Comme nous, avec prudence et hésitation, une guitare et un accordéon tentent de sortir de leur longue léthargie avant de partager mutuellement leur intimité virtuose qu’inévitablement l’ensemble de l’orchestre rejoindra en un joyeux scintillement sonore.
« Le Tango est foncièrement baroque : L’esprit classique avance droit devant lui, l’esprit baroque s’offre des détours malicieux, délicieux. Ce n’est pas qu’il veuille… »
Alicia Dujovne Ortiz
Alfia Bakieva, violon baroque et Leonhard Bartussek, violoncelle baroque
Quand le tango s’empare des sonorités de la corde baroque pour mieux donner à la sensualité de son expression le goût amer de la chair et de l’âme humaines lorsque la mort les caresse…
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A travers la cadence de ta musique Je palpe la cruauté vive du faubourg Comme à travers un fourreau de soie, La lame du poignard.
Un couteau dans la main, un couteau dans la gorge.
J. L. Borges, Le tango.
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Et, même après la rudesse de cette belle et juste vision, n’aurait-t-on pas la tentation, au risque de choquer, de détourner vers le tango quelques uns des propos que Gide notaient sur la musique de Chopin, et de dire de cette musique mythique des faubourgs de Buenos-Aires telle qu’elle est servie par Astor Piazzola, son Maître absolu, qu’elle » propose, suppose, insinue, séduit, persuade ; qu’elle n’affirme presque jamais. » ?
A quelle vérité, d’ailleurs, pourrait prétendre le reflet d’un souvenir nostalgique dans le miroir flou d’une larme ancienne ?
N’aurait-on pas encore l’envie d’aller chercher, comme Gide pour Chopin, ces vers exquis de Paul Valéry : « Est-il art plus tendre / Que cette lenteur ? »
Même si, comment l’ignorer, chacun sait que le couteau vengeur demeure toujours à portée de la main de l’ange aux cheveux noirs et qui conduit la danse.
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Le temps d’un « Hiver à Buenos-Aires » – Invierno Porteño – pour s’en laisser persuader, et se laisser séduire, par des musiciens hollandais…
Et de belle manière !
Arrangement pour trio (Piano-Violon-Violoncelle) d’une des « Cuatro estaciones porteñas »
[Porteño : Habitant de Buenos-Aires, enfant d’émigrants, né en Argentine]
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Et la voix de Valeria Munarriz pour entendre chanter ce que Borges dit au Tango :
ALGUIEN LE DICE AL TANGO
Tango que he visto bailar contra un ocaso amarillo por quienes eran capaces de otro baile, el del cuchillo
Tango de aquel Maldonado con menos agua que barro, tango silbado al pasar desde el pescante del carro.
Despreocupado y zafado, siempre mirabas de frente. Tango que fuiste la dicha de ser hombre y ser valiente.
Tango que fuiste feliz, como yo también lo he sido, según me cuenta el recuerdo; el recuerdo fue el olvido.
Desde ese ayer, ¡cuántas cosas a los dos nos han pasado! Las partidas y el pesar de amar y no ser amado.
Yo habré muerto y seguirás orillando nuestra vida. Buenos Aires no te olvida, tango que fuiste y serás.
QUELQU’UN DIT AU TANGO
Tango, toi que j’ai vu danser
Contre un long crépuscule jaune,
Par tous ceux qui étaient capables
De cette danse du couteau.
Tango venu de ce ruisseau, Maldonado,
Contenant plus de boue que d’eau,
Tango qu’on sifflait en passant
Depuis le siège du chariot.
Insouciant et effronté,
Tu regardais toujours en face,
Tango qui as été la joie
D’être homme et d’avoir de l’audace.
Tango qui as été heureux
Comme je l’ai été aussi,
C’est ce que dit mon souvenir ;
Le souvenir ce fut l’oubli….
Depuis ce passé que de choses
A tous deux nous sont arrivées !
Les départs avec les chagrins
D’aimer et n’être pas aimé.
Je serai mort, tu resteras
Coulant au bord de notre vie.
Pour Buenos-Aires pas d’oubli,
Tango tu fus et tu seras.
Une petite larme de poison pour troubler le regard, brûler la voix, et nous plonger dans l’élégante confusion d’un rêve sensuel.
C’est si bon!
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« Le pouvoir enivrant qui change l’homme en dieu ;
« L’amour, miel et poison, l’amour philtre de feu,
« Fait du souffle mêlé de l’homme et de la femme,
« Des frissons de la chair et des rêves de l’âme. »
Ce soir, Madame, après vous être glissée dans votre robe de geai, fendue à mi-hauteur de la cuisse droite, après avoir sensuellement caressé plusieurs fois le galbe de vos mollets pour vérifier la parfaite tension de la soie qui les pare, vous enfilerez vos chaussures favorites, les escarpins rouges au talon suffisamment haut pour flatter vos postures, mais pas trop pour ne pas nuire à l’équilibre de vos pas. Face à vous-même, vous frotterez une dernière fois le bâtonnet rouge sang, sur la pulpe de vos lèvres que vous roulerez l’une contre l’autre pour en égaliser le vernis. Fiers et certains du charme provocant qui troublera votre entourage, vos yeux, avant de quitter le miroir de l’entrée, adresseront à leur reflet brillant un éclat complice, mi-trouble, mi-sourire.
Il ne vous restera plus qu’à demander au chauffeur de taxi de vous déposer dans le quartier de Boedo à la « Esquina Homero Manzi », à Buenos Aires, évidemment.
Vous allez danser le Tango.
Embrumée dans les fumées odorantes des cigarettes, n’attendez pas que je vienne vous inviter en me penchant vers vous, veste boutonnée. De loin, à la façon traditionnelle des machos, je vous fixerai du regard jusqu’à rencontrer le vôtre. Alors, d’un discret mouvement de tête, le « cabeceo », je vous proposerai d’être ma cavalière ; ne détournez pas les yeux, je comprendrai que nous avons rendez-vous sur la piste de danse.
Là, nous abandonnerons nos deux corps enlacés au rythme lancinant du violon et du bandonéon. Fébriles, nos sens conduiront nos pas dans une marche éperdue de l’un vers l’autre, symétrie simultanée, recherche impudique et fuite effrayée de deux amants putatifs et narcissiques.
Car le poète est un four à brûler le réel. De toutes les émotions brutes qu’il reçoit, il sort parfois un léger diamant d’une eau et d’un éclat incomparables. Voilà toute une vie comprimée dans quelques images et quelques phrases. Pierre Reverdy
L'oreille du taureau à la fenêtre De la maison sauvage où le soleil blessé Un soleil intérieur de terre Tentures du réveil les parois de la chambre Ont vaincu le sommeil Paul Eluard