« Le rendez-vous »

Les enfants qui s’aiment s’embrassent debout 
Contre les portes de la nuit 
Et les passants qui passent les désignent du doigt 
Mais les enfants qui s’aiment 
Ne sont là pour personne 
Et c’est seulement leur ombre 
Qui tremble dans la nuit 
Excitant la rage des passants 
Leur rage, leur mépris, leurs rires et leur envie 
Les enfants qui s’aiment ne sont là pour personne 
Ils sont ailleurs bien plus loin que la nuit 
Bien plus haut que le jour 
Dans l’éblouissante clarté de leur premier amour. 

Jacques Prévert

La guerre est finie. Paris pose pour Brassaï, un « cancre » de génie nommé Prévert écrit sa poésie sur les bords de la Seine et Kosma la met en musique. Les trois hommes se rencontrent près des Halles, dans une petite pièce, derrière la cuisine d’un bistro dont le propriétaire n’est autre que le père d’un jeune chorégraphe d’à peine plus de 21 ans. Le talent du jeune homme n’a d’égal que la vitalité qu’il  exprime dans ses engagements pour son art. D’ailleurs, c’est grâce au magnétisme qu’exerce sur eux ce garçon que les trois artistes se retrouvent réunis là. On ne le sait pas encore, mais son nom va briller de mille feux dans l’univers de la danse, et au-delà, il s’appelle Roland Petit. Pour l’heure, Il écoute, passionné, Prévert développer l’argument du futur ballet :  « Le Rendez-vous », celui d’un jeune homme avec « la plus belle fille du monde ».

Il va chorégraphier leur rencontre sur la musique de Kosma, les faire danser ensemble un pas de deux ultime dans une atmosphère aussi sombre que poétique dans les rues du Paris saisi par l’objectif de Brassaï. Il obtiendra même de Picasso qu’il dessine le rideau de scène.

Mais ce n’est pas un rendez-vous banal ; le destin veille : près de l’escalier du pont de Crimée, le jeune homme va tomber sous le coup décisif et fatal de celle qui vient de le séduire. Il ne savait pas qu’il avait rendez-vous avec la Mort.

Ce pas de deux, pas de rue, est ici interprété par Isabelle Ciaravola, envoûtante veuve noire aux jambes interminables, « la plus belle fille du monde », et par Nicolas Le Riche, qui communique à ce pauvre « jeune-homme » pris dans les rets de son inéluctable destin, son charisme et son formidable talent.

Et si pour le plaisir, au-delà de la danse elle-même, de retrouver cette ambiance des rues du Paris de la fin des années 1940 transposée sur la scène, et de fredonner les chansons de Prévert et Kosma, on souhaite se délecter de ce court ballet dans son intégralité, en voici la version intégrale.

On y côtoie, Michael Denard, Le Destin – Hugo Vigliotti, Le Bossu – Pascal Aubin, Le Chanteur – et les danseurs, passants et passantes, du Corps de Ballet et de l’École de danse de l’Opéra de Paris.

« Le rendez-vous »  à ne pas manquer !

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La prisonnière

Marcel Proust (1871-1922)

Marcel Proust (1871-1922)

 » La prisonnière « , voilà qui pourrait faire un titre de roman extrêmement engageant pour un amoureux de la lecture, n’est-ce pas ? Mais un auteur, me semble-t-il, a déjà eu cette idée. Et quel auteur !

 » La prisonnière « , en effet, c’est le cinquième tome de la  » Recherche «  de Marcel Proust. Dans ce roman qui nous éloigne un moment, comme une pause que nous offre le narrateur, des mondanités qu’il nous a fait partager jusqu’ici, Proust s’accorde le temps d’une introspection. Son amour pour Albertine n’a cessé de croître depuis qu’il nous a fait part de sa rencontre avec elle au tome II, « A l’ombre des jeunes filles en fleurs ». Elle a répondu favorablement à sa demande et s’est installée chez lui. Mais cet amour vécu dans la proximité du quotidien le conduit à une jalousie maladive tant il supporte mal l’intérêt qu’Albertine semble accorder aux autres femmes. Il aurait sans doute mieux accepté qu’elle fût attirée par quelques rivaux masculins.

Le séjour d’Albertine le transformera donc en enquêteur prêchant parfois le faux pour savoir le vrai, voire en geôlier surveillant jalousement sa prisonnière. Mais l’auteur finira par admettre qu’il n’est d’autre prisonnier que lui-même. Et, alors qu’il consent enfin à se détacher de cet amour perturbateur, le départ soudain d’Albertine va raviver ses émois…

&

Roland Petit (1924-2011)

Roland Petit (1924-2011)

Avec la création par le Ballet de Marseille en 1974 de  » Proust ou les intermittences du cœur « , Roland Petit fait vivre sur scène quelques personnages de  » La recherche « . 

Fidèle à l’économie de moyens qui caractérise ses chorégraphies, il met en scène par quelques tableaux divers des situations venues en droite ligne de l’œuvre littéraire, en se gardant bien de la prétention d’une quelconque rivalité avec elle. Le corps exprime ici, sur des musiques que Proust lui-même avait entendues, voire appréciées, à son époque, les émois, les caractères et les relations de certains personnages de la « Recherche », parmi les plus connus, tels que Swann, bien sûr, Madame Verdurin, la Duchesse de Guermantes ou Marcel Proust lui-même.

Dans ce pas de deux  » La prisonnière « , – sans aucun doute un point culminant de la réalisation chorégraphique -, le jeune Proust, magnifiquement incarné par Hervé Moreau, contemple Albertine dans son sommeil, le regard tout autant chargé de questionnements que d’émerveillements. La belle endormie dont le sommeil présage déjà de sa fugue imminente, est interprétée, avec une grâce inégalée, par la danseuse étoile Isabelle Ciaravola – qui a fait ses adieux à l’Opéra de Paris il y a quelques mois à peine.

L’harmonie des corps, la sobriété des gestes, la finesse de la chorégraphie et la sensibilité des deux superbes interprètes, illustrent avec une juste émotion les confidences que nous avions reçues jadis de l’auteur à travers les pages de ce singulier « journal intime ». Les accents de l’adagio de la 3ème symphonie de Saint-Saëns sont le ruban rouge de ce paquet cadeau exceptionnel.

On peut aimer les mots, certes, mais quand les silences des corps sont aussi éloquents…

 

Le jeune homme et la Mort

« Le Jeune Homme et la Mort, est-ce un ballet ? Non, c’est un mimodrame où la pantomime exagère son style jusqu’à celui de la danse. C’est une pièce muette où je m’efforce de communiquer aux gestes le relief des mots et des cris. C’est la parole traduite dans le langage corporel. Ce sont des monologues et des dialogues qui usent des mêmes vocables que la peinture, la sculpture et la musique. »
(Jean Cocteau,  Arguments chorégraphiques)

Jean Cocteau (1889-1963)

Jean Cocteau (1889-1963)

Roland Petit, en 1946, réalise cette chorégraphie sur un argument fort détaillé de Jean Cocteau, et obtient très vite un franc et durable succès avec ce spectacle présenté à Paris aux Théâtre des Champs Elysées. La mise en décor originale était confiée à Wakhévich. – La petite histoire raconte que, les budgets fort serrés en cette période d’après-guerre ont conduit Roland Petit à réutiliser pour un coût modique les décors d’un film dont le tournage venait de se terminer.

Roland Petit (1924-2011)

Roland Petit (1924-2011)

La musique entêtante, lancinante, comme une infinie spirale sonore qui emporte notre jeune homme vers son inexorable destin n’est autre que la Passacaille de Jean-Sébastien Bach dont Cocteau a demandé au compositeur italien Ottorino Respighi d’écrire les arrangements pour la scène. (Respighi est surtout connu de nos jours pour ses deux très beaux poèmes symphoniques écrits au début du XXe siècle : « Fontane di Roma » et « Pini di Roma »). Anecdote, ici encore, la musique initialement conçue pour ce ballet était une composition de jazz; mais Cocteau préférant une composition classique, ce n’est qu’une fois les chorégraphies réglées que l’on intégra la nouvelle partition.

Ottorino Respighi (1879-1936)

Ottorino Respighi (1879-1936)

L’approche de l’art chorégraphique n’est pas une nouveauté pour Jean Cocteau, qui, dans les années 20 déjà, avait participé à la réalisation des Ballets Russes pour la partie concernant les décors et les costumes.

Il dira d’ailleurs, lors de son association avec Roland Petit en 1945 pour la création du « Jeune homme et la Mort » : « Il ne nous restait que les cendres du Phénix inoubliable de Serge de Diaghilev ».

L’argument

Dans sa petite mansarde, un jeune artiste peintre partagé entre dépit et impatience, attend son amante qui tarde à venir. Quand elle arrive, de fort mauvaise humeur, c’est pour lui manifester la piètre considération qu’elle nourrit à son égard, voire son mépris. Lorsque le jeune homme menace de se suicider, elle se garde bien de l’en dissuader et l’incite plutôt au pire, puis, subitement s’en va. Désormais seul le jeune homme passe de la colère violente au sombre désespoir et finit par se pendre.

La Mort qui a pris les traits de l’amante terrible, étincelante dans la blancheur immaculée de sa robe de soirée, vient alors chercher le malheureux suicidé dont elle recouvre le visage avec le masque symbolique du squelette, et à travers les toits de Paris le conduit, étrange procession, vers l’éternel inconnu.

Dans la première interprétation de ce « mimodrame » le rôle du jeune homme fut confié à Jean Babilée et Nathalie Philippart joua la Mort. Ces danseurs n’existent plus aujourd’hui que dans la mémoire des vieux initiés. Bien plus célèbres sont les jeunes hommes qui suivirent, tels Mikhaïl Barychnikov ou Rudolph Noureev. Ce dernier ne présenta pas l’œuvre sur scène, mais l’enregistra en 1965 avec pour partenaire la non moins célèbre Zizi Jeanmaire, l’épouse de Roland Petit.

La version qu’en donnent ici Nicolas Le Riche et Marie-Agnès Gillot a peu à envier aux illustres versions précédentes.

Entrons dans les tourments de ce drame!

Contemplons la Mort accomplir ses basses œuvres!

Admirons les derniers instants d’une jeune vie perdue!

Pour l’amour de Carmen

Sans les paillettes du grand soir et les maquillages de scène, dans un décor magnifiquement paré de son dépouillement, Carmen et Don José s’aiment sur l« Intermezzo » composé par Bizet (à partir de 2’35 »).

Alessandra Ferri et Laurent Hilaire dansent ce pas de deux suave, chorégraphie de Roland Petit, parade nuptiale ensorcelante de deux félins au crépuscule du soir.

Tapissons nous en silence dans la nuit qui commence, et regardons les fauves s’entrelacer dans leur danse d’amour.