Mourir, cela n’est rien ; Mourir, la belle affaire. Mais vieillir… O vieillir !
Jacques Brel
Tout sur ma vision de la vieillesse pourrait être résumé par cette seule chanson de l’immense Jacques Brel. Et ce billet, dès lors, ne mériterait pas de suite. Sauf à admettre que l’âge confère au prisme du regard une plus grande variabilité, et à la gourmandise, même un peu masochiste, un regain de vigueur.
J’ai donc décidé de faire de ce billet le premier d’une série – que je souhaite distrayante et réjouissante malgré le drame qui la sous-tend – sur le thème de la vieillesse, cette envahissante compagne que mon quotidien m’interdit d’oublier.
Et, selon mon habitude, j’ai choisi de faire appel au talent des artistes que j’aime et qui m’émeuvent, jeunes ou moins jeunes, vivants ou disparus, pour traduire, en musique, en poésie, en chanson, en images ou, tout simplement, en mots bien sentis, mes sentiments sur ce passage de la vie qui n’est pas offert à tous.
Je le sais, je mourrai au crépuscule, ou le matin ou le soir ! Auquel des deux, avec lequel des deux – ça ne se commande pas ! Ô s’il était possible que mon flambeau s’éteigne deux fois :
Je suis passée sur terre d’un pas de danse ! …
[…]
Marina Tsvétaïéva (1892-1941
« Il n’a pas retenti de voix plus passionnée que la sienne »(Joseph Brodsky)
« Ce n’est que dans la musique et dans l’amour qu’on éprouve une joie à mourir, ce spasme de volupté à sentir qu’on meurt de ne plus pouvoir supporter nos vibrations intérieures. Et l’on se réjouit à l’idée d’une mort subite qui nous dispenserait de survivre à ces instants. La joie de mourir, sans rapport avec l’idée et la conscience obsédante de la mort, naît dans les grandes expériences de l’unicité, où l’on sent très bien que cet état ne reviendra plus. Il n’y a de sensations uniques que dans la musique et dans l’amour ; de tout son être, on se rend compte qu’elles ne pourront plus revenir et l’on déplore de tout son cœur la vie quotidienne à laquelle on retournera. Quelle volupté admirable, à l’idée de pouvoir mourir dans de tels instants, et que, par-là, on n’a pas perdu l’instant. Car revenir à notre existence habituelle après cela est une perte infiniment plus grande que l’extinction définitive. Le regret de ne pas mourir aux sommets de l’état musical et érotique nous apprend combien nous avons à perdre en vivant. »
Emil Cioran (« Le livre des leurres » – 1936 / « Extase musicale » – Gallimard – Quarto P.115)
ƒƒƒƒƒ
« Ruhe sanft, mein holdes Leben » – Zaïde (Opéra inachevé de Mozart) – Acte I
Repose calmement, mon tendre amour,
dors jusqu’à ce que ta bonne fortune s’éveille.
Tiens, je te donne mon portrait.
Vois comme il te sourit avec bienveillance !
Doux rêves, bercez son sommeil
et que ce qu’il imagine
dans ses rêves d’amour
devienne enfin réalité.
ƒƒƒƒƒ
« Pour Mozart, comme pour toute musique angélique, porter ses regards vers le bas, vers nous, est une trahison. A moins que se sentir homme soit la pire des trahisons… »
Emil Cioran (« Le livre des leurres » – 1936 / « Mozart ou la mélancolie des anges » – Gallimard – Quarto P.177)
Il est des moments de l’existence où l’on ressent un impérieux besoin de mourir au monde.
Parfois, et plutôt rarement, parce que gagné par un puissant sentiment de plénitude, on aspire très profondément à se pelotonner dans une bulle hermétique dont on voudrait qu’elle ait pour vertu essentielle de préserver éternellement cette sensation euphorisante d’absolue possession de soi-même. Optimisme triste.
Parfois, pessimisme à peine souriant, parce que, pour échapper à l’imbécillité des hommes, s’éloigner des injustices et des hypocrisies dont ils ne peuvent se départir, on choisit l’attitude – aux effets sans doute illusoires – de se calfeutrer dans sa carapace de misanthropie, le temps au moins de se convaincre de la quitter une fois encore ; provisoirement.
Dans l’un et l’autre cas, ni cet éloignement salutaire, ni ce silence soudain, ne sont compris de ceux – ou celles – qui se sont habitués aux formes explicites de notre affection, à notre disponibilité et à notre volubilité. D’aucuns nous en tiendraient rigueur, d’autres en prendraient ombrage. Et aucune explication ne saurait leur parvenir de notre part, et pour cause… la mort n’a pas coutume de s’épancher.
Peut-être faut-il alors, pour que leur parvienne depuis notre île lointaine un témoignage de notre sincère et constante amitié, confier aux artistes dont la sensibilité nous touche le plus, le soin de nous représenter. Si ce sont des poètes et des musiciens, l’universalité de leur langage nous offrira les meilleures chances de nous faire comprendre, ou tout au moins entendre. Mais en tout cas nous aurons éprouvé cette immense satisfaction égoïste et rassurante de trouver dans les œuvres des plus grands une parfaite et humble résonance à nos propres états d’âme.
Puissent mes amis recevoir au travers de ce billet, comme un salut discret mais chaleureux, l’assurance qu’ils ne sont ni oubliés, ni méprisés au fond de mes silences.
Pour eux, en guise d’autoportrait musical, ce que je crois être le plus beau chant que Mahler ait pu un jour composer. Tout y est enveloppé dans une aura de sérénité accomplie ; l’âme s’y déploie comme un frisson sur l’onde pacifique, dans une immobilité mystique, transcendante. De la lenteur recueillie de ce chant émane une intense émotion, bouleversante, céleste. La voix qui l’entonne sera d’autant plus belle qu’elle laissera entrevoir l’inéluctable part de noirceur mélancolique de l’âme dont elle se fait l’écho.
Ich leb’ allein in meinem Himmel, In meinem Lieben, in meinem Lied!
Je vis solitaire dans mon ciel,
dans mon amour, dans mon chant.
« Ich bin der Welt abhanden gekommen » (Je me suis retiré du monde) est l’un des 5 lieder du cycle des « Rückert Lieder » composés par Gustav Mahler au tout début des années 1900, dans sa nouvelle maison de Maïernigg, entre lac et forêt, à cette époque heureuse où commence pour lui une nouvelle vie avec la jeune et brillante Alma qu’il vient d’épouser.
Après l’avoir composé, Mahler a dit de ce lied : « C’est moi-même ! »
Amis, – ceux qui me croient mort et tous ceux, récents, qui passez quelquefois ici prendre mon pouls – permettez-moi l’outrecuidance de le dire également en vous offrant ces quelques minutes d’apesanteur.
Pour l’emprunt prétentieux, je finirai bien par m’arranger avec Mahler… Nous nous fréquentons beaucoup ces temps-ci.
Ich bin der Welt abhanden gekommen,
Mit der ich sonst viele Zeit verdorben,
Sie hat so lange nichts von mir vernommen,
Sie mag wohl glauben, ich sei gestorben!
Es ist mir auch gar nichts daran gelegen,
Ob sie mich für gestorben hält,
Ich kann auch gar nichts sagen dagegen,
Denn wirklich bin ich gestorben der Welt.
Ich bin gestorben dem Weltgetümmel,
Und ruh’ in einem stillen Gebiet!
Ich leb’ allein in meinem Himmel,
In meinem Lieben, in meinem Lied!
∞
Me voilà coupé du monde
dans lequel je n’ai que trop perdu mon temps;
il n’a depuis longtemps plus rien entendu de moi,
il peut bien croire que je suis mort !
Et peu importe, à vrai dire,
si je passe pour mort à ses yeux.
Et je n’ai rien à y redire,
car il est vrai que je suis mort au monde.
Je suis mort au monde et à son tumulte
et je repose dans un coin tranquille.
Je vis solitaire dans mon ciel,
dans mon amour, dans mon chant.
Pour marquer mon dernier voyage de cette courte année chez mes amis « Les Cosaques » je voulais que la perle musicale que j’y déposerais exprimât avant tout le sentiment d’une profonde humanité qu’aucune frontière ne retînt.
Il fallait que le poème, la musique, l’interprète et son message fusionnassent en une émotion unique, forte, juste, qui, sans détour, au-delà du langage, pût sensuellement pénétrer l’âme de chacun.
Je désirais enfin que cette perle servît d’illustration à ce vers du « Cimetière marin » de Paul Valéry : « Le son m’enfante et la flèche me tue » ; afin qu’à l’orée et à l’instar d’une nouvelle année, elle nous fasse à la fois naître et mourir… pour qu’ensemble nous renaissions de son partage, au moins le temps d’un frisson.
J’ai donc déposé sur cette page des « Cosaques », une perle noire, de culture arlequine, qui laisse échapper de son écrin les accents magiques et indéfinissables d’une âme en permanente errance entre naître et mourir : le « duende ».
Jean-Louis Trintignant accompagné à l’accordéon par l’excellent musicien de jazz Daniel Mille et le violoncelliste classique Grégoire Korniluk.
Je voudrais pas crever…
Je voudrais pas crever Avant d’avoir connu Les chiens noirs du Mexique Qui dorment sans rêver Les singes à cul nu Dévoreurs de tropiques Les araignées d’argent Au nid truffé de bulles Je voudrais pas crever Sans savoir si la lune Sous son faux air de thune A un coté pointu Si le soleil est froid Si les quatre saisons Ne sont vraiment que quatre Sans avoir essayé De porter une robe Sur les grands boulevards Sans avoir regardé Dans un regard d’égout Sans avoir mis mon zob Dans des coinstots bizarres Je voudrais pas finir Sans connaître la lèpre Ou les sept maladies Qu’on attrape là-bas Le bon ni le mauvais Ne me feraient de peine Si si si je savais Que j’en aurai l’étrenne Et il y a z aussi Tout ce que je connais Tout ce que j’apprécie Que je sais qui me plaît Le fond vert de la mer Où valsent les brins d’algues Sur le sable ondulé L’herbe grillée de juin La terre qui craquelle L’odeur des conifères Et les baisers de celle Que ceci que cela La belle que voilà Mon Ourson, l’Ursula Je voudrais pas crever Avant d’avoir usé Sa bouche avec ma bouche Son corps avec mes mains Le reste avec mes yeux J’en dis pas plus faut bien Rester révérencieux Je voudrais pas mourir Sans qu’on ait inventé Les roses éternelles La journée de deux heures La mer à la montagne La montagne à la mer La fin de la douleur Les journaux en couleur Tous les enfants contents Et tant de trucs encore Qui dorment dans les crânes Des géniaux ingénieurs Des jardiniers joviaux Des soucieux socialistes Des urbains urbanistes Et des pensifs penseurs Tant de choses à voir A voir et à z-entendre Tant de temps à attendre A chercher dans le noir Et moi je vois la fin Qui grouille et qui s’amène Avec sa gueule moche Et qui m’ouvre ses bras De grenouille bancroche Je voudrais pas crever Non monsieur non madame Avant d’avoir tâté Le goût qui me tourmente Le goût qu’est le plus fort Je voudrais pas crever Avant d’avoir goûté La saveur de la mort…
Boris Vian
θ
Voici une interview que Jean-Louis Trintignant a donnée à l’occasion de son spectacle de poésie à Lyon il y a quelques années. Si l’on me demandait de signer la première minute de sa réponse au journaliste, je le ferais volontiers, sans changer une seule virgule. Une belle façon de laisser à JLT le soin de faire le commentaire de JLT…
Il y a de nombreuses années – je n’avais pas encore obtenu mes galons de « Web-navigator » -, j’avais découvert avec plaisir, lors d’une traversée tourmentée de la « toile », le texte de cette petite poésie humoristique juste signée des initiales JLW. N’ayant pu retrouver son auteur, je m’octroyais la liberté de l’enregistrer à destination de mes amis.
Si cette publication permettait à l’auteur de se faire connaître, j’en serais ravi.
Ceux qui vivent, ce sont ceux qui luttent ; ce sont Ceux dont un dessein ferme emplit l’âme et le front. Ceux qui d’un haut destin gravissent l’âpre cime. Ceux qui marchent pensifs, épris d’un but sublime. Ayant devant les yeux sans cesse, nuit et jour, Ou quelque saint labeur ou quelque grand amour. C’est le prophète saint prosterné devant l’arche, C’est le travailleur, pâtre, ouvrier, patriarche. Ceux dont le cœur est bon, ceux dont les jours sont pleins. Ceux-là vivent, Seigneur ! les autres, je les plains. Car de son vague ennui le néant les enivre, Car le plus lourd fardeau, c’est d’exister sans vivre. Inutiles, épars, ils traînent ici-bas Le sombre accablement d’être en ne pensant pas. Ils s’appellent vulgus, plèbe, la tourbe, la foule. Ils sont ce qui murmure, applaudit, siffle, coule, Bat des mains, foule aux pieds, bâille, dit oui, dit non, N’a jamais de figure et n’a jamais de nom ; Troupeau qui va, revient, juge, absout, délibère, Détruit, prêt à Marat comme prêt à Tibère, Foule triste, joyeuse, habits dorés, bras nus, Pêle-mêle, et poussée aux gouffres inconnus. Ils sont les passants froids sans but, sans nœud, sans âge ; Le bas du genre humain qui s’écroule en nuage ; Ceux qu’on ne connaît pas, ceux qu’on ne compte pas, Ceux qui perdent les mots, les volontés, les pas. L’ombre obscure autour d’eux se prolonge et recule ; Ils n’ont du plein midi qu’un lointain crépuscule, Car, jetant au hasard les cris, les voix, le bruit, Ils errent près du bord sinistre de la nuit.
Quoi ! ne point aimer ! suivre une morne carrière Sans un songe en avant, sans un deuil en arrière, Quoi ! marcher devant soi sans savoir où l’on va, Rire de Jupiter sans croire à Jéhovah, Regarder sans respect l’astre, la fleur, la femme, Toujours vouloir le corps, ne jamais chercher l’âme, Pour de vains résultats faire de vains efforts, N’attendre rien d’en haut ! ciel ! oublier les morts ! Oh non, je ne suis point de ceux-là ! grands, prospères, Fiers, puissants, ou cachés dans d’immondes repaires, Je les fuis, et je crains leurs sentiers détestés ; Et j’aimerais mieux être, ô fourmis des cités, Tourbe, foule, hommes faux, cœurs morts, races déchues, Un arbre dans les bois qu’une âme en vos cohues !
Ne nous parlez plus de héros, ne nous parlez plus de révolution,
dites-nous combien ils restent encore ?
Vous laissez derrière vous des rêves pillés, des mondes gaspillés,
des soleils brûlés, laissez-nous créer.
Une arme en amour, une bombe à lumière, un fusil à fleurs,
une vie sans barrières, laissez-nous rêver.
D’un enfant président, d’un roi sans couronne, d’un Jésus indien,
d’un Dieu qui pardonne, même ceux qui l’oublient.
Vous laissez derrière vous des mères matraquées, des lunes piétinées,
des hommes qui mouraient pour la liberté.
Car le poète est un four à brûler le réel. De toutes les émotions brutes qu’il reçoit, il sort parfois un léger diamant d’une eau et d’un éclat incomparables. Voilà toute une vie comprimée dans quelques images et quelques phrases. Pierre Reverdy
L'oreille du taureau à la fenêtre De la maison sauvage où le soleil blessé Un soleil intérieur de terre Tentures du réveil les parois de la chambre Ont vaincu le sommeil Paul Eluard