« Elle s’est réfugiée dans la mort en fourrant sa tête dans un nœud coulant, comme on la cache sous un oreiller. » (Boris Pasternak – Prix Nobel de littérature 1958)
Munch – Baiser de la Mort
Les yeux
Deux lueurs rouges — non, des miroirs ! Non, deux ennemis ! Deux cratères séraphins. Deux cercles noirs
Carbonisés — fumant dans les miroirs Glacés, sur les trottoirs, Dans les salles infinies — Deux cercles polaires.
Terrifiants ! Flammes et ténèbres ! Deux trous noirs. C’est ainsi que les gamins insomniaques Crient dans les hôpitaux : — Maman !
Peur et reproche, soupir et amen… Le geste grandiose… Sur les draps pétrifiés — Deux gloires noires.
Alors sachez que les fleuves reviennent, Que les pierres se souviennent ! Qu’encore encore ils se lèvent Dans les rayons immenses —
Deux soleils, deux cratères, — Non, deux diamants ! Les miroirs du gouffre souterrain : Deux yeux de mort.
30 juin 1921. Marina Tsvetaeva
Gauguin – Madame la Mort
la plus belle victoire
sur le temps et la pesanteur
c’est peut-être de passer
sans laisser de trace
de passer sans laisser d’ombre.
Si, comme moi, votre sensibilité est à fleur de peau, permettez-moi de vous recommander de ne pas continuer la lecture de ce billet sans vous être muni au préalable d’un petit gilet : le frisson guette !
L’émotion est toujours vive quand on lit un poème de Marina Tsvetaeva, cette troublante poétesse russe dont son compatriote, prix Nobel de littérature 1987, Joseph Brodsky, dira qu’ « aucune voix n’a retenti plus passionnée que la sienne ». Mais quand on entend sa poésie chantée par Elena Frolova s’accompagnant de sa guitare… Il fait un peu froid, le poil se dresse et l’œil s’embrume.
La poésie de cette « petite souris grise du malheur » – comme la surnomme tendrement Gilles Pressnitzer – a déjà par le passé inspiré les compositeurs russes parmi lesquels Sofia Goubaïdoulina et Dimitri Chostakovitch, et se révèle particulièrement difficile à mettre en musique. Voilà qui flattera encore, si besoin était, la réussite d’Elena Frolova.
Il y a quelques jours à peine je découvrais ce CD. Je n’écoute plus rien d’autre depuis. Alors j’ai, évidemment, décidé de partager ce plaisir avec vous. Et j’ai fouillé la toile, ne voulant pas me contenter de mettre pauvrement en ligne un lecteur audio avec une ou deux plages du disque.
Voici les deux vidéos que j’ai sélectionnées ; l’image, pourtant pas en liaison directe avec le texte, accompagne toutefois avec bonheur la voix et la poésie qu’elle transmet.
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Ce premier montage est réalisé par une jeune femme russe que je remercie deux fois : d’abord pour la mise en ligne de cette vidéo, ensuite pour m’avoir fait découvrir ce peintre russe, Ilya Yefimovitch Repin (1844- 1930), dont elle nous offre ici les œuvres.
Madeleine
Je ne sonderai pas tes voies, — Mon aimée, car tout est accompli. J’étais nu-pieds, et tu m’as chaussé D’une averse de cheveux, Et de tes larmes.
Je ne demanderai pas à quel prix Tu as acheté ces huiles précieuses. J’étais nu, et de la vague de Ton corps — comme d’un mur Tu m’as enveloppé.
J’effleurerai ta nudité de mes doigts Plus doux que les eaux et plus bas que les herbes. J’étais debout, et tu m’as montré une inclinaison De tendresse, étant tombée à mes pieds.
Fais-moi un creux dans tes cheveux, Lange-moi sans bandelette de lin Myrrophore ! Qu’ai-je à faire de la myrrhe ? Tu as lavé mon corps Comme une vague.
Marina Tsvétaïeva (31 août 1923) – Traduction Chantal Houlon-Crespel
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Comme Marina, Anna Akhmatova, merveilleuse poétesse russe, elle aussi, a connu, avec tant d’autres (Pasternak, Mandelstam…), les outrances et la barbarie des temps du Stalinisme. Marina ne la rencontrera qu’en 1940, mais déjà en 1921, ayant appris l’exécution de son Pygmalion de premier mari, elle écrit pour elle ce poème, comme un soutien compassionnel :
À Anna Akhmatova
Qui aujourd’hui moissonnera Ton sillon ? Oh ma sibylle ! A la tresse noire !
Tes jours de minuit Ton siècle de bivouac… Tous les petits ouvriers D’un coup sont pris.
Où sont tes suppléants Ces compagnons de lutte ? Oh ma sibylle ! A la main blanche !
On ne peut effacer ces tombes Par une larme, par la gloire. L’un de son vivant marchait – Comme étranglé.
L’autre alla vers le mur Chercher un avantage. (Et même fier ex – faucon !) D’un coup ont disparu.
Là-haut tes frères ! Ton appel ne les atteindra pas ! Mon coursier a la robe claire, Oh ma sibylle !
Et de ces gros nuages-là (louange – Beauté merveilleuse !) Une flèche de faucon Une de colombe…
Il faut croire que pour toi à deux plumes Ils écrivent là-bas, Il faut croire que pour toi à la hâte Sortira une charte.
Elle rognera ses petites ailes Oh pavés ! Oh ma sibylle ! Aux ailes noires !
Marina Tsvetaeva – 29 décembre 1921 – Traduction Chantal Houlon-Crespel
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Pour se rapprocher de Marina Tsvetaeva, ne pas hésiter à lire le billet de Gilles Pressnitzer : « Marina, Marina, ma sœur la vie » sur le site ESPRITS NOMADES
Car le poète est un four à brûler le réel. De toutes les émotions brutes qu’il reçoit, il sort parfois un léger diamant d’une eau et d’un éclat incomparables. Voilà toute une vie comprimée dans quelques images et quelques phrases. Pierre Reverdy