Si vous ne connaissez pas Marietta, je gage que vous l’adorerez, aussitôt découverte. Si vous l’avez déjà rencontrée, vous n’aurez évidemment pas pu l’oublier, et vous vous ferez une joie, j’en suis sûr, de la retrouver un instant.
Sa beauté, flattée depuis 1920 par la musique de Korngold, s’est incarnée dans tant de séduisants visages et la sensualité qu’elle dégage s’est exprimée à travers tant de voix aussi enivrantes les unes que les autres, que je ne peux commencer ce billet autrement que par l’aveu d’un réel embarras face au difficile choix de la Marietta, héroïne de l’opéra « Die tote stadt » (La ville morte), que je convierai.
Mais rencontrer Marietta suppose de la connaître. Qui est-elle ? D’où vient-elle ?
Elle apparaît d’abord, héroïne tragique, dans la littérature belge de la fin du XIXème avant de renaître, dans les années qui suivent la fin de la Première Guerre Mondiale sur les scènes des opéras du monde. Commençons donc par la chercher là où son personnage se montre pour la première fois, près des eaux immobiles et noires qui glissent, lugubres, entre les béguinages et les beffrois de « Bruges-la-morte », ainsi qu’avait été nommée la célèbre ville flamande par Georges Rodenbach, maître du Symbolisme belge, dans son roman éponyme, écrit en 1892, et publié initialement sous forme de feuilleton dans Le Figaro de l’époque.
C’est dans cette ville, première héroïne de l’ouvrage, où l’étrange prend immédiatement les couleurs inquiétantes du drame lorsque l’esprit, tel celui de Rodenbach, conçoit un rapport particulier à la mort, que l’auteur installe ses personnages.
Quel meilleur choix que Bruges où « tous les jours y ont un air de Toussaint », où « l’eau sensitive y a un regard ambigu », cité partagée entre Dieu et Diable dans les vapeurs mêlées de l’encens et du soufre, pour accueillir Hugues ? Profondément chrétien, le suicide lui est interdit ; où donc ce mort-vivant romantique pourrait-il mieux se consacrer à la morbide méditation qu’il s’impose pour garder avec sa femme adorée, désormais disparue, un contact de tous les instants ? Tout à Bruges, dans la brumeuse atmosphère des canaux qu’un carillon parfois déchire, porte à la rêverie ; tout dans la chambre de Hugues se conjugue au passé nostalgique, parle d’elle, la morte. On trouve même dans ce sanctuaire, conservée dans un coffret de verre, une tresse de sa chevelure, relique, objet de la profonde vénération du veuf inconsolé.
Un jour, au cours d’une promenade, Hugues rencontre le sosie de son épouse disparue. Et si la vie avait décidé de lui redonner espoir ! Il suit l’inconnue, apprend que c’est une danseuse lilloise, Jane, venue à Bruges avec sa troupe. -(Elle deviendra Marietta dans l’opéra de Korngold, quand Hugues se transformera en Paul).
Il ne tarde pas à devenir son amant et pénètre ainsi dans le rêve fou qui l’encourage à se convaincre du retour de sa bienaimée. Mais la réalité le rattrape, la jeune femme n’est pas celle qu’il imaginait. Elle se révèle vulgaire, volage, perverse, se rit de lui, et les rumeurs de la ville bien-pensante enflent jusqu’à la limite du scandale.
Le jour de la procession du Saint-Sang, Hugues a invité Jane chez lui. Il se rend compte du monde qui sépare son souvenir de son présent, essaie de sortir de son rêve dans lequel le désir et la jalousie le maintiennent. La tragédie se joue enfin ce jour-là, lorsque Jane profane la chevelure de la défunte en l’enroulant, ironie provocante, autour de son cou. Les mains de Hugues s’emparent des deux extrémités de la tresse. Il serre, serre…
Jane meurt étranglée.
Comme la Marietta de Korngold, dans la même ville de Bruges, plus tard, par la furie libératrice de Paul…
Pendant ce temps, à Vienne, un certain Docteur Freud signe l’acte de naissance de la psychanalyse…
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En 1920, Erich Wolfgang Korngold, jeune musicien autrichien, prodige de 23 ans, élève de Zemlinsky, chaleureusement encouragé dans la carrière par Mahler, Puccini et Richard Strauss (on pourrait trouver pires parrains…), s’inspire de la pièce de théâtre « Le Mirage », que Rodenbach a bâtie à partir de son propre roman, » Bruges-la-morte « , et compose l’opéra « Die tote stadt » (La ville morte). Fait unique dans l’histoire du genre, l’œuvre est simultanément donnée le même soir à Hambourg sous la baguette du compositeur lui-même et à Cologne, dirigée par Otto Klemperer. Le succès est immédiat, justifié et total. Les scènes du monde entier s’empressent de mettre l’œuvre à leur programme.
Malgré un profond respect pour le texte de Rodenbach, Korngold est contraint de faire quelques aménagements que lui imposent la forme musicale d’une part et l’indispensable variété des jeux scéniques qu’exige un opéra, d’autre part.
Dès l’Acte I, peu de temps après leur rencontre, dans la rapide intimité qui les unit déjà, Paul (Hugues) demande à Marietta (Jane) de lui chanter une chanson. Elle entonne ce lied mélancolique: « Glück, das mir verblieb… » (Bonheur qui me reste…). La douce fluidité de la voix de soprano lyrique y fait entendre également l’ensorcelante poésie du chant wagnérien et l’émouvante profondeur des lieder de Richard Strauss, toutes deux naturellement liées dans la composition cependant très personnelle de Korngold. Une merveille mélodique et vocale qui demeure, et sans doute pour toujours, la signature de cet opéra.
– Te voilà donc enfin, Marietta ! Chante ! Chante ta chanson triste !
Pour visionner dans de meilleures conditions d’image et de son cette vidéo romantique à souhait, superbement interprétée par Carol Neblett et René Kollo, il y a quelques années, cliquer sur le cœur : ♥
Glück, das mir verblieb, Bonheur qui me reste
rück zu mir, mein treues Lieb. Viens avec moi, mon véritable Amour.
Abend sinkt im Hag Dans le bois le soir descend.
bist mir Licht und Tag. Tu es ma lumière et mon jour.
Bange pochet Herz an Herz Inquiet, un cœur bat contre un autre
Hoffnung schwingt sich himmelwärts. [Tandis que] l’espoir escalade le ciel.
Wie wahr, ein traurig Lied. Comme c’est vrai, une chanson triste.
Das Lied vom treuen Lieb, Le chant du véritable amour
das sterben muss. Voué à la mort.
Ich kenne das Lied. Je connais ce chant,
Ich hört es oft in jungen, Je l’ai souvent entendu,
in schöneren Tagen. Plus jeune, en des temps meilleurs.
Es hat noch eine Strophe Il a encore d’autres vers,
weiß ich sie noch? M’en souvient-il encore ?
Naht auch Sorge trüb, Bien que s’assombrisse la tristesse
rück zu mir, mein treues Lieb. Viens à moi, mon véritable amour.
Neig dein blaß Gesicht Penche vers moi ton visage blême,
Sterben trennt uns nicht. La mort ne nous séparera pas.
Mußt du einmal von mir gehn, Si tu devais un jour m’abandonner
glaub, es gibt ein Auferstehn. Dis-toi qu’une vie existe après la vie.
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Comment résister à cette autre Marietta, Anne-Sofie von Otter, dans la belle version arrangée pour quintette avec piano et voix. Plus pudique, plus sereine, plus profonde, plus grave, mezzo-soprano oblige certes, mais absolu talent, incontestablement, qui sait le chemin du cœur.
« Glück, das mir verblieb… » : un sextuor vocal ?!
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Le déjà grand compositeur, après le triomphe de « Die tote stadt », est promis à une brillante carrière qu’interrompra le nazisme. Korngold rejoindra les États-Unis où il deviendra le compositeur de musiques de film que l’on sait. Il persistera après 1946 à écrire des œuvres néo-romantiques qui n’auront plus les faveurs des temps nouveaux. Il n’en demeure pas moins un immense compositeur hélas trop peu souvent inscrit au répertoire.