Craindre Hermione

Andromaque de Jean Racine ou l’exacerbation des passions.

Jean Racine (1639-1699)

Jean Racine (1639-1699)

Cette pièce est une histoire d’amours en chaîne, de souffrances et de sang. Les passions y sont, plus qu’ailleurs dans le théâtre classique, portées au paroxysme. Aucune des situations complexes et des conflits qui se nouent ne trouve l’apaisement nécessaire à une issue heureuse. Tous les sentiments s’expriment dans la démesure et la douleur excessive et ne trouveront de résolution que dans la violence inéluctable.

La guerre de Troie est finie. Hector y a été tué, laissant une veuve éplorée, Andromaque, et son fils Astyanax, tous deux échus comme esclaves à Pyrrhus, fils d’Achille, vainqueur à Troie. Fiancé à la fille du roi de Sparte, Hermione, dont Oreste est follement amoureux, Pyrrhus, roi de l’Épire, est épris d’Andromaque qu’il veut épouser. La vie d’Astyanax est objet de chantage et outil de persuasion au milieu de ce cortège de passions dévorantes.

A l’acte IV, Hermione qui sait que Pyrrhus va l’abandonner pour épouser Andromaque la troyenne, demande à Oreste d’assassiner le fiancé infidèle. Elle exige pour parfaire sa vengeance que le roi, sa victime, sache clairement en mourant qui a commandé la main meurtrière.

A peine ces ordres donnés, Pyrrhus entre et s’avance vers Hermione. C’est la scène 5. Il lui annonce ce qu’elle sait déjà. Pour amoindrir la portée de son infidélité, il prétend que l’amour n’était pas le nœud qui les unissait :

« Nos cœurs n’étaient point faits dépendants l’un de l’autre ;
« Je suivais mon devoir, et vous cédiez au vôtre.
« Rien ne vous engageait à m’aimer en effet. »

Hermione, amoureuse blessée, humiliée, lui répond. En un éclair elle traverse reproches, soumission, colère et menace, passant, au rythme accéléré de ses émotions,  du « tu » familier au « vous » respectueux – quand en particulier elle demande une faveur qui n’obtient que le silence. Et c’est avec le tutoiement dédaigneux de la menace lancée au visage du parjure qu’elle termine sa tirade de femme déchirée qui n’a pu infléchir la fermeté cruelle de son aimé :

« Va, cours. Mais crains encor d’y trouver Hermione. »

Christine, dont j’ai toujours plaisir a relayé ici les vidéos qu’elle publie sur Youtube, a décidé d’être Hermione. C’est donc elle qui s’adresse à l’infidèle Pyrrhus dans cette vidéo, où étrangement la musique de Schumann trouve naturellement sa place. Pied de nez à l’anachronisme, voilà un heureux voyage en alexandrins du XVIIème depuis les colonnes de l’Acropole jusqu’à celles du Théâtre de l’Odéon à Paris, dans les capitons de nuages de la musique romantique.

La douceur de la voix confère à l’expression de cette passion une touchante vérité.

Je ne t’ai point aimé, cruel ? Qu’ai-je donc fait ?
J’ai dédaigné pour toi les vœux de tous nos princes,
Je t’ai cherché moi-même au fond de tes provinces ;
J’y suis encor, malgré tes infidélités,
Et malgré tous mes Grecs honteux de mes bontés.
Je leur ai commandé de cacher mon injure ;
J’attendais en secret le retour d’un parjure ;
J’ai cru que tôt ou tard, à ton devoir rendu,
Tu me rapporterais un cœur qui m’était dû.
Je t’aimais inconstant ; qu’aurais-je fait fidèle ?
Et même en ce moment où ta bouche cruelle
Vient si tranquillement m’annoncer le trépas,
Ingrat, je doute encor si je ne t’aime pas.
Mais, Seigneur, s’il le faut, si le Ciel en colère
Réserve à d’autres yeux la gloire de vous plaire,
Achevez votre hymen, j’y consens. Mais du moins
Ne forcez pas mes yeux d’en être les témoins.
Pour la dernière fois je vous parle peut-être :
Différez-le d’un jour ; demain vous serez maître.
Vous ne répondez point ? Perfide, je le vois,
Tu comptes les moments que tu perds avec moi !
Ton cœur, impatient de revoir ta Troyenne,
Ne souffre qu’à regret qu’un autre t’entretienne.
Tu lui parles du coeur, tu la cherches des yeux.
Je ne te retiens plus, sauve-toi de ces lieux :
Va lui jurer la foi que tu m’avais jurée,
Va profaner des Dieux la majesté sacrée.
Ces Dieux, ces justes Dieux n’auront pas oublié
Que les mêmes serments avec moi t’ont lié.
Porte aux pieds des autels ce cœur qui m’abandonne ;
Va, cours. Mais crains encor d’y trouver Hermione.

Un fidèle et demi…

La tradition soufie est riche d’histoires édifiantes et de paraboles.

Celle-ci vous est dédiée Madame.

Danseuse soufie - Reza

Danseuse soufie – Reza (photographe)

Un puissant sultan turc ayant entendu dire qu’un sheikh d’un territoire voisin comptait par milliers ses fidèles prêts à mourir pour lui,  décida de l’inviter à Istanbul, afin de mieux évaluer la force de cet ennemi éventuel.

Dès leur première rencontre, au cours d’un somptueux déjeuner, le sultan exprime à son hôte son immense admiration :

Je suis impressionné par le dévouement de tant de milliers de tes sujets, tous disposés à se sacrifier pour toi. Je te félicite, grand Seigneur!

Détrompe-toi, répond le sheikh, les fidèles prêts à mourir pour moi ne sont pas bien nombreux. Je n’en compte qu’un et demi.

– Un et demi? reprend le sultan intrigué par la réponse. Comment est-ce possible, à voir les troupes qui t’accompagnent…?

Je t’en ferai la démonstration demain si tu veux bien participer à mon petit jeu.

Bien volontiers! dit le sultan.

Le lendemain matin, la nombreuse armée qui escorte le voyage du sheikh est réunie dans la grande plaine à la sortie de la ville. Nul ne manque au rassemblement, l’information ayant été diffusée que le sheikh en personne serait présent au milieu de ses « fidèles ».

Au préalable, le sheikh avait demandé qu’on installât une tente à proximité du rassemblement et de préférence en surélévation pour que chacun pût la voir aisément. Il avait en outre demandé qu’on y mît à l’intérieur quelques moutons qui, eux, ne seraient visibles par personne.

Les deux chefs placés devant la tente face à l’imposante foule, le sultan fait remarquer au sheikh que sa réputation n’est pas surfaite et que cette foule est bien un témoignage évident de la fidélité de ses sujets.

Tu vois, lui dit-il, pour celui qui prétend n’avoir qu’un fidèle et demi…!

Tu vas voir que je n’ai qu’un fidèle, répond le sheikh. Déclare à cette foule que, selon la loi  de ton pays, tu dois me mettre à mort en raison d’un grave crime que je viens de commettre, et que seul le sacrifice d’un de mes sujets épargnera ma vie.

Le sultan fait solennellement cette proclamation. Une longue rumeur soulève alors la foule et s’arrête net lorsqu’un homme lève la voix en s’avançant pour se proposer.

Il arrive près de la tente, on l’y fait entrer, et immédiatement le sheikh donne l’ordre d’égorger un mouton dont le sang, très ostensiblement, s’écoule par les bords du bivouac.

Il demande alors au sultan de faire une nouvelle déclaration selon laquelle un sacrifice ne suffit pas, et qu’il faut encore un fidèle pour sauver le sheikh.

Cette fois-ci, la foule s’installe pendant de longues minutes dans un silence figé qu’une voix de femme finit par briser ; celle qui vient de se désigner rejoint la tente à son tour.

Même scénario, on la fait entrer et on égorge aussitôt un autre mouton. A la vue des premiers filets de sang la foule muette ne tarde pas à se disperser, rendant en un instant la plaine au désert.

Voilà! dit le sheikh, comme tu le constates, je n’ai qu’un fidèle et demi.

Je comprends maintenant, répond le sultan. Un fidèle : l’homme, et un demi : la femme!

Pas du tout! rétorque le sheikh avec un large sourire, c’est tout l’inverse : l’homme, quand il est entré dans la tente ne savait pas qu’on allait aussitôt le saigner  ;  la femme, elle, avait vu le sang du premier sacrifié, et n’ignorait donc pas son sort ; pourtant elle s’est librement proposée.

Mauresque - Vania Zouravliov

Mauresque par Vania Zouravliov