Plusieurs [fruits] furent taillés en nacelle, en gondole ; Sur les champs de Thétis les caprices d’Éole Promènent à leur gré ces fruits navigateurs,
Jacques Delille – les Trois règnes, VI
Venise ne m’est jamais apparue aussi séduisante et désirable que dans les descriptions enthousiastes de ses admirateurs.
Surtout quand, à l’instar de Gabriele D’Annunzio ou de Thomas Mann, ils donnent à la lumière de leurs mots la couleur de mes souvenirs de jeunesse.
« semences bleues du feu feu des feux témoins d’yeux qui pour les folles vengeances s’exhument
et s’agrandissent »
Aimé Césaire
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Comme un improbable écho au feu rageur des vers du poète le feu passionné des cordes d’une guitare…
Résonance chimérique et imprévue à la parole enflammée d’Aimé Césaire, l’embrasement d’un mouvement de sonate pour guitare composée par un maître de l’instrument, Roland Dyens, sous les doigts virtuoses de Roxane Elfasci…
Musique : Concerto pour hautbois de Marcello en ré mineur – 2ème mouvement – Adagio
La complainte de la flûte
Écoute la flûte de roseau, écoute sa plainte Des séparations, elle dit la complainte :
– Depuis que de la roselière, on m’a coupée En écoutant mes cris, hommes et femmes ont pleuré.
– Pour dire la douleur du désir sans fin Il me faut des poitrines lacérées de chagrin.
– Ceux qui restent éloignés de leur origine Attendent ardemment d’être enfin réunis.
– Moi, j’ai chanté ma plainte auprès de tous, Unie aux gens heureux, aux malheureux, à tous.
– Chacun à son idée a cru être mon ami Mais personne n’a cherché le secret de mon âme ;
– Mon secret pourtant n’est pas loin de ma plainte, Mais l’œil ne voit pas et l’oreille est éteinte.
– Le corps n’est pas caché à l’âme ni l’âme au corps, Ce sont les yeux de l’âme seuls qui pourraient le voir.
– Le chant de cette flûte, c’est du feu, non du vent. Quiconque n’a pas ce feu, qu’il devienne néant !
– C’est le feu de l’amour qui en elle est tombé, Et si le vin bouillonne, c’est d’amour qu’il le fait.
– La flûte est la compagne des esseulés d’amour, Et nos voiles par ses notes, connaissent la déchirure.
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– La flûte est le poison et l’antidote aussi. Elle est l’amant, elle est l’Aimé, elle est ainsi.
– La flûte dit le récit du chemin plein de sang Et les histoires des fous d’amour et des amants.
– Il faut avoir perdu la raison pour comprendre, Mais la langue n’a que l’oreille comme cliente.
– En ce chagrin brûlant, notre âme s’est perdue. Ces jours sont devenus compagnons de nos brûlures.
& …
Jalâl ud Dîn Rûmî (1207-1273)
Ces distiques, joliment dits par Carolyne Cannella, sont les vers qui ouvrent le Mathnawî-I Ma‘navî, « le Poème spirituel » – qui en compte plus de 2500 -, œuvre majeure du grand poète mystique persan du XIIIème siècle, Rûmi.
Quelques phrases d’Eve Feuillebois-Pierunek*, spécialiste de littérature mystique persane à la Sorbonne, pour replacer cette évocation poétique dans le contexte de cette œuvre immense du Maître :
Les parties didactiques révèlent une immense érudition, sans jamais tomber dans la sécheresse ou l’abstraction. […]
Les parties extatiques sont parmi les plus beaux morceaux de poésie lyrique persane.
L’auteur y chante le désir fou de l’Autre, la nostalgie de l’Origine, la douleur de la séparation, la disparition de l’être aimé, face de Dieu et voile recouvrant l’univers, la déification par laquelle on accède à un état indicible où l’on n’est plus. Le passage le plus célèbre du Mathnawî est l’exorde, constitué d’une métaphore filée. La flûte de roseau (nay) personnifie la voix de Rûmî et exprime son credo poétique : l’essence même de la poésie la voue à l’expression de la souffrance de l’exil et du désir de la réunification. Le parcours de la flûte de roseau s’apparente à celui de l’homme, éloigné de sa patrie céleste, conscient de cette séparation et capable de la dire.
Rûmi, qui très vite fut appelé avec la plus grande déférence, Mawlānā (Notre Maître), homme de tolérance et d’ouverture, d’une profonde spiritualité, exerça sur le soufisme – l’ésotérisme islamique – une immense influence, toute empreinte d’une haute sagesse contemplative et méditative destinée à trouver la voie vers l’amour de Dieu.
Poésie, musique et danse furent, à n’en pas douter, les moyens forts de son expression ; c’est lui qui a fondé en Turquie l’ordre des Derviches tourneurs célèbres pour leur danse-toupie (samâ).
* Pour en savoir plus sur Rûmi et son œuvre : Eve Feuillebois-Pierunek
Si, minuscule moucheron de nuit tournoyant autour du feu qui sans cesse garde au clapot le chaudron, nous nous glissions prudemment entre les pages gluantes de l’effrayant agenda de notre sorcière, nous constaterions que la nuit du 30 avril au 1er mai de chaque année est soulignée en rouge avec le sang d’un gros rat, pour ne surtout pas oublier…
Ne pas oublier l’immanquable rendez-vous des sorcières, des diablesses et des faunes pour le sulfureux sabbat qui célèbre la mort de l’hiver :
laNuit de Walpurgis.
Comment les mystères de la nuit, de cette Nuit magique, éloigneraient-ils le regard curieux de l’artiste ?
Tapi derrière un buisson il ne céderait à personne son incomparable point de vue, loge ouverte sur les rêves les plus fous qui font danser leurs ailes dans le vacarme des bûchers. Et qui chercherait à le lui ravir, trop heureux de recevoir en retour les vers qu’il en rapportera, les dessins, les musiques et les danses qui les évoqueront ?
Merci Joan Wolfgang von Goethe, Grand maître Sorcier, pour votreFaust sans qui nous n’aurions sans doute pas hérité de toutes les merveilles de cette Nuit de Sainte Walbuge !
Héritage en poésie :
Merci au faune Paul Verlaine!
Nuit du Walpurgis classique
C’est plutôt le sabbat du second Faust que l’autre. Un rythmique sabbat, rythmique, extrêmement Rythmique. – Imaginez un jardin de Lenôtre, Correct, ridicule et charmant.
Des ronds-points ; au milieu, des jets d’eau ; des allées Toutes droites ; sylvains de marbre ; dieux marins De bronze ; çà et là, des Vénus étalées ; Des quinconces, des boulingrins ;
Des châtaigniers ; des plants de fleurs formant la dune ; Ici, des rosiers nains qu’un goût docte effila ; Plus loin, des ifs taillés en triangles. La lune D’un soir d’été sur tout cela.
Minuit sonne, et réveille au fond du parc aulique Un air mélancolique, un sourd, lent et doux air De chasse : tel, doux, lent, sourd et mélancolique, L’air de chasse de Tannhäuser.
Des chants voilés de cors lointains où la tendresse Des sens étreint l’effroi de l’âme en des accords Harmonieusement dissonants dans l’ivresse ; Et voici qu’à l’appel des cors
S’entrelacent soudain des formes toutes blanches, Diaphanes, et que le clair de lune fait Opalines parmi l’ombre verte des branches, – Un Watteau rêvé par Raffet ! –
S’entrelacent parmi l’ombre verte des arbres D’un geste alangui, plein d’un désespoir profond ; Puis, autour des massifs, des bronzes et des marbres, Très lentement dansent en rond.
– Ces spectres agités, sont-ce donc la pensée Du poète ivre, ou son regret, ou son remords, Ces spectres agités en tourbe cadencée, Ou bien tout simplement des morts ?
Sont-ce donc ton remords, ô rêvasseur qu’invite L’horreur, ou ton regret, ou ta pensée, – hein ? – tous Ces spectres qu’un vertige irrésistible agite, Ou bien des morts qui seraient fous ?
N’importe ! ils vont toujours, les fébriles fantômes, Menant leur ronde vaste et morne et tressautant Comme dans un rayon de soleil des atomes, Et s’évaporant à l’instant
Humide et blême où l’aube éteint l’un après l’autre Les cors, en sorte qu’il ne reste absolument Plus rien – absolument – qu’un jardin de Lenôtre, Correct, ridicule et charmant.
Paul Verlaine (Poèmes saturniens)
Ψ
Héritage de la Danse :
Merci Maya Plisetskaya, ensorceleuse ! Merci magicien Charles Gounod !
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Héritage en musique :
Merci Félix Mendelssohn, grand enchanteur !
hr-Sinfonieorchester ∙ Andrés Orozco-Estrada
« Corps épouvantables et ensorcelés « Loups garous et diablesses « Quel vacarme épouvantable ! « Vois, là flamboient, là passent les forces du Mal ! « Les vapeurs d’un brouet infernal « Montent de la terre et nous enveloppent. »
Ψ
Regards sur la nuit de Walpurgis :
Un clic sur une photo ouvre la galerie
Johannes Praëtorius – Sabbat des sorcières 1638
Inconnu
Hermann Hendrich – Danse des sorcières2
Hermann Hendrich – Bal des sorcières
Hans Baldung – XVIème – Deux sorcières
Hans Baldung – Sorcières – Gravure 1508
Kreling – Walpurgisnacht
Constantin Nepo – 1915-1976 – Walpurgisnacht
Albert Welti – Nuit de Walpurgis 1896
Anonyme – Sabbat de sorcières – gravure 1909
Franz Simm – Walpurgisnacht (illustration du Faust de Goethe)
Il est fort à parier que dans quelques jours, voire quelques semaines, vos dimanches ne vous inviteront plus à courir la campagne. Transis de froid sur les canapés glacés de vos salons que le soleil aura abandonnés, vous chercherez inévitablement un moyen de vous réchauffer. Voici une suggestion qui pourrait bien vous y aider :
Mettez donc le feu à votre salon!
Oui! La cheminée est une bonne idée. Mais insuffisante. Essayez plutôt ma proposition :
1
D’abord invitez une jeune femme sensuelle, de préférence rousse… incendiaire, cela va de soi. Explosive, évidemment, surtout si vous choisissez une bombe baroque. Et si vous avez décidé que ce serait la « prima donna » du genre, Simone Kermes, l’incendie se fera aussi feu d’artifice.
Dès les premiers crépitements soufflez fort, et de tous côtés pour attiser le feu naissant! « Agitée par deux vents », telle la Costanza de Vivaldi dans « Griselda », la femme flamme s’enhardira généreusement. Prenez garde de ne pas vous brûler!
Allez, chauffe Simone!
2
La chaleur catalyse la métamorphose ; Costanza se transformerait en Armida, reine de Damas et magicienne. Il ne serait pas surprenant, pour grossir l’incendie, qu’elle appelle à son aide les « furies terribles » qu’elle sollicitait déjà à Jérusalem pour faire obstacle au mariage du « Rinaldo » de Haendel.
3
Quand vous épongerez vos sueurs, le feu sans doute aura commencé à faiblir. A la lueur clignotante des braises moribondes, vous entendrez le doucereux madrigal des derniers foyers apaisés. La flamme caressante aura le goût du miel de Venise que Monteverdi, naguère, préparait .
Le tourment de mon cœur
est si doux
que je vis comblé
pour une cruelle beauté
Et la cruelle que j’adore
peut bien me refuser
un juste réconfort,
ma fidélité vivra
entre douleur infinie
et espoir trahi.
« Si le feu brûlait ma maison, qu’emporterais-je ? J’aimerais emporter le feu… »Jean Cocteau (« Clair-obscur »)
« Enfer chrétien, du feu. Enfer païen, du feu. Enfer mahométan, du feu. Enfer hindou, des flammes. A en croire les religions, Dieu est né rôtisseur. » Victor Hugo (« Choses vues »)
∞
En cliquant sur la photo on remonte vers son auteur.
Car le poète est un four à brûler le réel. De toutes les émotions brutes qu’il reçoit, il sort parfois un léger diamant d’une eau et d’un éclat incomparables. Voilà toute une vie comprimée dans quelques images et quelques phrases. Pierre Reverdy