Elle pouvait tout chanter, tout, et bien qu’elle n’eût jamais écrit la moindre parole de ses chansons, on entrait toujours de plain pied dans l’émotion qu’elle voulait nous transmettre… On y entre encore, ô…
Willow weep for me Bend your branches green along the stream that runs to the sea Listen to my plea Hear me…
Minuit n’est jamais bien loin quand le « blues » nous emporte. C’est l’heure où tout se vaporise, où tout devient fumée, où tout semble fumeux. Dans ces brouillards insomniaques qui enferment la nuit entre le trop plein des verres d’alcool et les moues blasées d’où s’échappent en nuages bleutés les paresseuses mélancolies, les souvenirs font une ronde triste.
Les dissonances d’un piano nonchalant qui improvise une ballade dans la lumière blafarde répondent en écho à l’heure maussade. Au fond de la boîte de jazz, sur l’estrade, chapeau sur la tête, seul devant le clavier de son vieux Steinway exhibant impudiquement ses tripes de métal, Thelonious Monk joue.
Quelques notes, quelques arpèges, deux ou trois accords, et le silence s’est installé sur chaque tabouret du bar, sur chaque chaise de la salle. Chacun a reconnu cette introduction ; elle annonce les cinq notes inoubliables du standard que l’on tient à écouter les yeux clos pour mieux sentir les vapeurs élégiaques de l’heure caresser son âme :
« ‘Round Midnight ».
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‘Round Midnight, que Thelonious Monk compose à l’âge de 19 ans, au début des années 1940, est, semble-t-il, le standard le plus joué et le plus enregistré de l’histoire du jazz. Après l’avoir entendu sous ses doigts, plus besoin d’explication à ce succès, n’est-ce pas ? Les versions d’anthologie interprétées par tous les plus grands musiciens de jazz ne manquent évidemment pas à l’appel, et chacun, sur son instrument (guitare, saxophone, piano, basse, voix, trompette etc…) a fait de ces 5 petites notes une merveille de plus.
Quel bonheur d’avoir choisi d’écrire ces quelques lignes ! La trompette de Dizzy Gillepsie et celle de Miles Davis ont réenchanté ma platine, la voix d’Ella est revenue chouchouter mes enceintes, et Jim Hall a même branché sa guitare à mon ampli.
Minuit au jardin des délices !
Je garde cependant une oreille très attendrie – sans doute pour des raisons qui appartiennent en grande mesure à mon histoire – pour deux versions de ce morceau, l’une, délicat velours qui tapisse le cœur, au saxophone ténor par l’immense Sonny Rollins, l’autre, suave, sensuelle, chantée par Sarah Vaughan à son meilleur.
Alors, puisque les billets de ce blog ne sont, au fond, que des pages « publiables » du journal intime que je n’ai jamais entrepris d’écrire, et que Youtube m’offre le pouvoir facile de partager le plaisir de mes vieilles écoutes…
Sonny Rollins – saxo-ténor (1964)
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Sarah Vaughan (1963)
Autour de minuit
Ça commence à se voir autour de minuit, minuit.
Je m’en sors pas mal jusqu’au coucher du soleil,
Au diner, je me sens triste,
Mais ça devient vraiment mauvais, autour de minuit.
Les souvenirs commencent toujours autour de minuit.
Je n’ai pas le cœur pour faire face à ces souvenirs
Et mon cœur est encore auprès de toi ;
Et ce vieux minuit le sait aussi
Quand après une dispute, on a besoin de se raccommoder.
Est-ce que ça veut dire que notre amour se finit ?
Chéri, j’ai besoin de toi, ces derniers temps, je trouve,
Tu es sorti de mon cœur et je perds la tête.
Laissons nos cœurs prendre leurs vols autour de minuit, minuit.
Laissons les anges chanter pour ton retour
Jusqu’à ce que notre amour soit sauvé.
Alors, que ce vieux minuit vienne à son tour.
Être triste devient vraiment mauvais
Autour, autour, autour de minuit.
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Quand on parle jazz aux environs de minuit, on ne peut manquer d’avoir une pensée pour le film que Bertrand Tavernier a réalisé en 1986, en hommage à ces musiciens que le cinéma américain avait un peu trop négligés à l’époque.
Le film, inspiré par la vie de Lester Young – formidable et excentrique saxophoniste de la première moitié du XXème siècle – raconte l’histoire d’un prodigieux saxophoniste de jazz qui a connu la gloire quinze ans plus tôt, et qui revient à Paris dans l’espoir de retrouver ses amis et son prestigieux passé. Mais il ne trouve que pauvreté et solitude et choisit de les noyer dans l’alcool. Une rencontre fortuite va cependant éclairer sa vie : Francis, un jeune dessinateur passionné de jazz et qui admirait tant jadis le musicien, le reconnaît. Une réelle amitié prend forme entre les deux hommes et Francis est tout décidé à aider Dale Turner – c’est le nom du saxophoniste et personnage central du film – à se reconstruire autour de la musique. Mais la déchéance finira hélas par gagner, conduisant Dale à la mort.
Francis est interprété par un jeune François Cluzet et c’est le saxophoniste Dexter Gordon qui joue brillamment, avec une justesse de ton exemplaire, le rôle de Dale Turner. Pas étonnant qu’il ait été nommé en 1987, aux Césars et aux Golden Globes, dans la catégorie « Meilleur acteur ».
Pour ce qui est de la musique du film, les jurés des Césars comme leurs homologues des Oscars, cette même année 1987, ont couronné comme il le mérite le compositeur et pianiste de jazz Herbie Hancock à qui Bertrand Tavernier avait confié les partitions.
Un heureux mélange de tout cela, très certainement, avec en prime une nette influence de celle dont la voix a laissé dans le cœur des roumains un souvenir inoubliable, Maria Tanase. Voilà comment on pourrait définir la personnalité musicale multiple et l’extrême talent vocal de Maria Raducanu, venue de sa Moldavie natale, tout à l’Est de la Roumanie, nous caresser les tympans.
Si cette voix n’est pas pour vous, fidèle de ces pages, une découverte, je gage qu’elle sera l’occasion d’un plaisir renouvelé. Comment ne pas succomber au charme de sa profonde douceur et à la lumière de ses tendres couleurs,tantôt pastels de l’enfance qui s’éloigne, tantôt clair-obscur nostalgique d’un souvenir amoureux qui se faufile entre les frissonnements d’une corde de guitare.
Et toujours, pour l’accompagner, le raffinement de musiciens de grande qualité. Comme ici, en Corse, il y a quelques années.
Quand je t’ai connue, Cristina, tu avais de beaux cheveux Et une fleur de pommier légèrement y flottait.
Quand tombe le soir sur Bucarest, Je regarde les filles et m’aperçois que tu n’es plus là.
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Une ancienne chanson roumaine, « Doina », sur des images tirées d’un des premiers films – « Nocturne »- en 1980, d’un jeune cinéaste « prometteur », Lars Von Trier.
Écoutez, bonnes gens! Écoutez! Mes parents m’ont mariée avec un gars fortuné, mais si laid, mon Dieu! si laid! Écoutez-en encore une Quand il venait à la brune, je palissais comme la lune. Mon sang se figeait d’horreur! Mes yeux s’emplissaient de pleurs. Jamais il ne me parlait, c’est au chat seul qu’il causait. Sa chemise quand je la lavais, sur des ronces je la jetais, à la bise je la séchais, de mes poings je la lissais. Et tout le jour j’y chantais: «Mon mari, maudit sois-tu, toi d’abord et tes écus, car tu as fait mon malheur et tu m’as brisé le cœur. Et d’avoir tellement pleuré, mon visage s’est tout ridé. T’as eu la mauvaise idée d’acheter l’épousée comme on achète au marché un petit cochon de lait. Pourquoi n’avoir pas acheté de la corde aux grains serrés, de la corde au chanvre fin pour te pendre haut et bien? Et alors? Eh bien voici qui qu’ j’aurais pris pour mari le plus beau gars, le plus doux aussi, même s’il n’avait pas le sou. Quand il viendrait à la brune, moi heureuse, comme pas une heure je sentirais dans mon cœur la joie grandir comme une fleur. Sa chemise, je l’aurais lavée au petit jour dans la rosée. Mon souffle l’aurait séchée et mes cils l’auraient lissée. De fleurs j’l’aurais parfumée.» Voilà ce que j’y chantais et croyez-le, si vous voulez, j’y ai aussi tellement chanté, qu’à la fin c’est ce qu’il a fait: tout a coup, un beau jour il s’est pendu haut et court.
(Traduction française tirée du livret du CD « Malédiction d’amour » – Paroles chantées en français par Maria Tanase)
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Et, parce que je n’ai personnellement aucune envie d’arrêter là ma gourmandise, un célèbre « Negro Spiritual », pour qu’il nous engage tous vers un superbe week-end.
Oui ! Eva me manque. Heureusement elle m’a laissé quelques enregistrements…
Eva Cassidy 1963 – 1996
Voilà quelques semaines je faisais découvrir à l’un de mes amis la voix de la très regrettée Eva Cassidy, dans les multiples couleurs dont elle savait se parer avec un égal bonheur. Eva Cassidy, emportée par un méchant mélanome en 1996, à l’âge de 33 ans, pouvait avec sa seule guitare ou accompagnée de quelques musiciens faire tout aussi bien rugir de plaisir les fans de pop music ou de folk, swinguer les amoureux du jazz, pleurer les âmes blessées sur un blues droit venu des rives du Mississippi ou engager les bons pêcheurs à prier à tue-tête au rythme d’un vieux gospel. Et si l’on voulait être complet à l’égard de ses multiples talents, il ne faudrait pas manquer de mentionner ses remarquables interprétations rock et country. Le tout appuyé sur l’excellence de son jeu à la guitare.
What else ?
Une voix d’ange qu’on ne peut oublier quand on l’a une fois entendue, tant ses vibrations sont empreintes d’une profonde spiritualité. et la sensibilité qui en émane chargée d’émotions vraies.
Quand elle disparaît en 1996, elle n’est pas vraiment connue ailleurs que dans l’État de Washington où elle est née. Elle n’a que peu produit au disque à part un album de duos avec Chuck Brown en 1992 et l’année de sa mort, un album solo » Live At Blues Alley « , qui va lui valoir une reconnaissance de la part d’une association musicale locale.
Quelques années plus tard la BBC fait connaître au public anglais ses versions de quelques titres comme » Fields of God « ou » Over the Rainbow « , interprétées par d’autres musiciens. Le public apprécie, en demande encore, alors on compile les enregistrements inédits qu’Eva a laissés. Les albums posthumes connaissent un immense succès, avec des ventes exceptionnelles en Grande Bretagne, puis dans le reste du monde. Eva et sa musique atteignent à une gloire tant méritée qui dure encore et qu’elle n’aura pas connue.
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Procrastinateur patenté, il me fallait une occasion pour me décider à écrire ce billet que je m’étais promis, ce soir là, de composer. Et l’occasion la voici, toute récente : une vidéo fraichement découverte de Margriet Sjoerdsma – totalement inconnue de votre serviteur – qui chante avec ses musiciens dans les studios de la VPRO à Amsterdam, en hommage à Eva Cassidy, » In the early morning rain « composée par Gordon Lightfoot.
Tous les ingrédients de la séduction sont réunis ici : magnifique studio, belle prise de son, définition excellente de l’image, musiciens de qualité, ravissante chanteuse à la voix douce… Mais – que cette demoiselle me pardonne ! – ce n’est pas Eva Cassidy…
Pour mieux comprendre il suffit d’écouter le même morceau dans la vidéo qui suit ; les flatteries modernes de la technique ne sont pas encore nées, et pour cause, on y est plus jeune de 20 ans…
Juste Eva et sa guitare !…
Un bonheur cette pluie du petit matin !
In the early morning rain
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San Francisco Bay blues
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How can I keep from singing
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[ Monter cet article a été l’occasion, à nouveau, d’un formidable régal à écouter et ré-écouter Eva en boucle. Puissiez-vous partager ce plaisir si vous la découvrez ! ]
La lune, « comme un point sur un i » disait Alfred de Musset…
Mais à quelle hauteur le point au dessus du i ?
Toujours on a eu l’impression Que cet objet astronomique Était à portée de la main Familier, mélancolique.
Raymond Queneau
Et si la réponse était dans la fumée d’une cigarette qui, bercée par un souffle d’ange depuis l’ivoire d’un piano, virevolte jusqu’à la lune au rythme de la mélancolie…
How high the moon, Ella
Somewhere there’s music How faint the tune Somewhere there’s heaven How high the moon
There is no moon above When love is far away too Till it comes true That you love me as I love you
Somewhere there’s music It’s where you are Somewhere there’s heaven How near, how far
The darkest night would shine If you would come to me soon Until you will, how still my heart How high the moon
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Ou alors, qui sait, dans la danse fusionnelle et endiablée d’un archet avec les cordes d’un violon…
Franz Xaver Messerschmidt (1736 – 1783) – « L’Homme de mauvaise humeur »,
La mauvaise humeur c’est un peu comme la grippe, on ne sait pas toujours comment on l’a attrapée, et par conséquent on ne sait pas très bien comment s’en débarrasser.
Voici mon ordonnance :
Le matin : 2 minutes 46 de« Jukebox dance »
Composition : 50% de Fred Astaire et 50% d’Eleanor Powell – Substances actives : Rythme, Tonus et Décontraction
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Le soir : 2 minutes 14 de« Bouncing the blues »
Composition : 50% de Fred Astaire et 50% de Ginger Rogers – Substances actives : Pêche, Sourire et Légèreté
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Aucun risque d’overdose!
Ne restez surtout pas au lit! Bougez… comme eux… si vous pouvez!
– Quand je pense que toute ma vie j’ai détesté danser! (Pour ne pas me fâcher, ceux qui me connaissent ne laisseront pas le commentaire désagréable qui pourrait s’ensuivre, n’est-ce pas?)
Car le poète est un four à brûler le réel. De toutes les émotions brutes qu’il reçoit, il sort parfois un léger diamant d’une eau et d’un éclat incomparables. Voilà toute une vie comprimée dans quelques images et quelques phrases. Pierre Reverdy
L'oreille du taureau à la fenêtre De la maison sauvage où le soleil blessé Un soleil intérieur de terre Tentures du réveil les parois de la chambre Ont vaincu le sommeil Paul Eluard