O, comme j’aimerais pouvoir une fois, une seule fois, lancer cette harangue exaltée à la face de ce miroir qui, sans vergogne, me jette régulièrement au visage le triste et déplaisant portrait d’un prétentieux qui le questionne !… Juste pour tenter, une fois, une seule fois, de le persuader qu’aucun vœu ne saurait être plus humble que le désir sincère de ressembler à un Dieu.
Orphée innombrable
Parle. Ouvre cet espace sans violence. Élargis le cercle, la mouvance qui t’entoure de floraisons. Établis la distance entre les visages, fais danser les distances du monde, entre les maisons, les regards, les étoiles. Propage l’harmonie, arrange les rapports, distribue le silence qui proportionne la pensée au désir, le rêve à la vision. Parle au-dedans vers le dehors, au-dehors, vers l’intime. Possède l’immensité du royaume que tu te donnes. Habite l’invisible où tu circules à l’aise. Où tous enfin te voient. Dilate les limites de l’instant, la tessiture de la voix qui monte et descend l’échelle du sens, puisant son souffle aux bords de l’inouï. Lance, efface, emporte, allège, assure, adore. Vis.
Leurs chants sont plus beaux que les hommes, plus lourds d’espoir, plus tristes, plus durables. Plus que les hommes j’ai aimé leurs chants J’ai pu vivre sans les hommes jamais sans les chants ; il m’est arrivé d’être infidèle à ma bien aimée, jamais au chant que j’ai chanté pour elle ; jamais non plus les chants ne m’ont trompé.
Quel que soit leur langage j’ai toujours compris tous les chants.
En ce monde, de tout ce que j’ai pu boire et manger, de tous les pays où j’ai voyagé, de tout ce que j’ai pu voir et entendre, de tout ce que j’ai pu toucher et comprendre, rien, rien ne m’a rendu jamais aussi heureux que les chants. Les chants des hommes.
Nazim Hikmet – 1902-1963
Poème écrit le 20 septembre 1960
Nazim Hikmet (in « Il neige dans la nuit » – Poésie Gallimard)
On peut ne pas partager les idées, ou, tout au moins, beaucoup des idées et des engagements d’un homme, et cependant demeurer sensible à sa souffrance et admiratif de son talent. On pourrait même, parfois, se sentir très proche de sa pensée intime, au point de lui envier la paternité de certaines de ses phrases.
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Arthur Adamov (1908-1970)
En 1946, juste avant de commencer à écrire pour le théâtre, Arthur Adamov, 38 ans, en publiant » L’Aveu « , fait la confession publique du sentiment d’humiliation qui l’étouffe, conséquence de son impuissance sexuelle et de ses obsessions qui l’enferment dans une profonde solitude. Isolement d’autant plus fort que la politisation de son œuvre se radicalise, et, partant, le marginalise encore.
En 1969, moins d’un an avant qu’une overdose de barbituriques – volontaire ou pas – abrège sa longue agonie à travers hôpitaux et centres de désintoxication, Arthur Adamov, cet » empêché de vivre « , reprend » L’Aveu « qu’il avait en un temps renié, pour publier « Je… Ils… » qui lui donnera l’opportunité de dire sa désespérance face à l’irrémédiable perte du sacré.
Laurent Terzieff lit un extrait de « Je… Ils… »
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Ce qu’il y a ? Je sais d’abord qu’il y a moi. Mais qui est moi ? Mais qu’est-ce que moi ? Tout ce que je sais de moi, c’est que je souffre. Et si je souffre c’est qu’à l’origine de moi-même il y a mutilation, séparation.
Je suis séparé. Ce dont je suis séparé, je ne sais pas le nommer. Autrefois cela s’appelait Dieu, maintenant il n’y a plus de nom ; mais je suis séparé.
Si je n’étais pas séparé, je ne dormirais pas à chaque instant de ce lourd sommeil entrecoupé des râles du plus obscur remords. Je n’irais pas ainsi les yeux vides, le cœur lourd de désir.
Il faut voir clair. Tout ce qui en l’homme vaut la peine de vivre tend vers un seul but inéluctable et monotone : passer outre les frontières personnelles, crever l’opacité de sa peau qui le sépare du monde.
Dans l’amour, l’homme mutilé cherche à reconstruire son intégrité première. Il cherche un être hors de lui qui, se fondant en lui, ressusciterait l’androgyne primitif. Dans la contemplation il appelle cette lueur d’abîme qui soudain fait étrange tout spectacle familier, il attend ce regard unique qui dissipe les brumes sordides de l’habitude et rend à tout objet visible sa pureté essentielle. Dans la prière, il a recours à cet autre qui gît au cœur de son cœur, plus lui-même que lui, et pourtant inconnu.
Derrière tout ce qu’il a coutume de voir, l’homme cherche autre chose. Toujours il est altéré. Altéré : celui qui a soif, qui désire. Mais altéré aussi celui qui est lésé dans son intégrité, étranger à lui-même. « Alter« , c‘est toujours l’autre, celui qui manque.
Et comment l’homme ne serait-il pas altéré dans les deux sens du mot, puisque tout vit en lui, puisqu’il résume la création dont il est le terme, qu’il va vers le tout, qu’il pourrait l’être mais qu’il ne l’est pas.
Elle est belle, et ses chansons, qui puisent leur inspiration dans ses origines bambaras, quelque part au Mali près du delta du Niger, sont un enchantement.
Pour que sa musique reflète complètement les sonorités traditionnelles de son Afrique, elle appelle autour de sa voix délicate et de sa guitare les instruments du pays, tels le balafon, le djembé et le n’goni.
Vous la connaissez et l’appréciez sans doute déjà. Depuis 1997, année de ses débuts, elle ne cesse de séduire tous les publics, bien au-delà de ceux qui réservent leurs oreilles aux « musiques du monde ».
Il s’agit, bien sûr, de Rokia Traoré.
Je ne serais pas étonné que nous soyons nombreux à connaître et aimer ce très bel enregistrement de 2004, « Bownboï », dont la pochette illustre ce billet, et dont les mélodies bercent souvent mes soirées.
Alors, pour le plaisir du partage, avec ceux qui la découvriront ou ceux qui se réjouiront d’une nouvelle écoute, deux vidéos puisées dans le butin de mon dernier hold-up de la banque Youtube.
M’Bifo
C’est un hymne à l’aimé, pour le remercier du bonheur qu’il donne en formant le couple. Un chant de reconnaissance simple, pur et profond, enveloppé d’une tendre douceur.
« Merci mon aimé, merci Ô chéri
« De l’époque de ma solitude, je t’ai amené un contenant vide
« Tu me l’as rempli d’amour, tu me l’as rempli de bonheur »
Φ
Kélé Mandi
Chant doucereux sur la difficile union de deux êtres, qui se termine par cette parole de sagesse qu’il faudrait enseigner très tôt et à tous :
Car le poète est un four à brûler le réel. De toutes les émotions brutes qu’il reçoit, il sort parfois un léger diamant d’une eau et d’un éclat incomparables. Voilà toute une vie comprimée dans quelques images et quelques phrases. Pierre Reverdy