Ophélie /4 – Mourir en scène

Heureux européens de la fin du XIXème siècle qui pouvaient partout rencontrer Ophélie et observer la mythification en marche d’une jeune femme martyre, couronnée de fleurs, que sa noyade désespérée allait sanctifier.

Ophélie sur les tréteaux des théâtres, comme, par exemple, celui de l’Odéon en 1827, où l’on faisait une ovation à l’actrice irlandaise Harriet Smithson, « véritable folle que, malgré les efforts des comédiennes françaises, le public n’avait encore jamais vue au théâtre. » (Le Globe, 11 septembre 1827).

Ophélie dans les pages écrites par les beaux esprits du temps tels qu’Alexandre Dumas, Théodore de Banville ou Jules Laforgue et autre Théophile Gautier.

Ophélie bercée pour l’éternité par le flot de vers des poètes.

Ophélie, lumineuse dans sa fragile candeur fleurie, exposée à l’envi pour la postérité en mille portraits sur les toiles des maîtres fascinés.

Delaroche - La jeune martyre

Paul Delaroche – La jeune martyre (1853)

Enfin, désormais, Ophélie hissée sur la scène de l’opéra grâce au compositeur Ambroise Thomas et les deux librettistes, Michel Carré et Jules Barbier. En 1867,  ces trois là cosignent l’« un des derniers opéras à la française », « Hamlet », plus volontiers inspiré de l’adaptation de la pièce de Shakespeare qu’ont réalisée Alexandre Dumas et François-Paul Meurice que de l’originale du dramaturge anglais.

John Hayter - Ophelia 1846

John Hayter – Ophelia 1846

Mais l’opéra n’est pas le théâtre, certes, et Ambroise Thomas n’est pas Shakespeare… – Nombre de ses contemporains l’auront fait observer, sans trop de complaisance. Pas étonnant donc que les différences entre l’« Hamlet » de Shakespeare et celui de Thomas, soient nombreuses, sans pour autant, toutefois, que la réalisation musicale ne dévoie l’esprit de la pièce, malgré l’affaiblissement de l’aspect tragique propre au théâtre shakespearien – auquel le grand opéra français préfère le sentiment mélodramatique -, et la réduction sensible du nombre des cadavres ; l’opéra épargnant au héros, lui-même, le destin tragique auquel la pièce le destinait.

La différence la plus importante réside globalement dans la prépondérance donnée par le livret au couple Hamlet-Ophélie, et particulièrement à sa focalisation sur l’héroïne elle-même à qui il consacre, pour ainsi dire, la totalité de l’acte IV, celui où la folie conduit Ophélie à son suicide. Ici l’hypotypose fait place à la représentation directe et détaillée : Ophélie, dont on apprend la mort, au théâtre, par le poétique récit qu’en fait la Reine à la Scène 2 de l’Acte IV, meurt « en direct » sur la scène de l’opéra, non sans avoir préalablement triomphé des merveilleuses et ô combien difficiles vocalises que sa folie lui inspire.

A l’acte IV de l’opéra d’Ambroise Thomas, Ophélie, qui a définitivement perdu la raison, apparaît, demandant à se mêler aux chants et danses des paysans qui fêtent le printemps au bord d’un lac. Elles distribuent des fleurs à chacun en s’imaginant être l’épouse d’Hamlet :

A vox jeux, mes amis,
permettez-moi de grâce de prendre part !
Nul n’a suivi ma trace.
J’ai quitté le palais aux premiers feux du jour…

ƒƒƒƒ

Comme en écho à la tradition scénique élisabéthaine, elle entonne, prémonition ou annonce de la suite, une vieille ballade suédoise, la chanson des Willis, ces jeunes fiancées mortes avant la célébration de leur mariage.

Pâle et blonde
Dort sous l’eau profonde
La Willis au regard de feu !
Que Dieu garde
Celui qui s’attarde
Dans la nuit au bord du lac bleu !

ƒƒƒƒ

Dans la mise en scène de cet opéra monté au Liceu de Barcelone en 2003, les réalisateurs ont choisi la dague pour faire se suicider Ophélie. Mais, de grâce, il ne l’ont pas privée de cet ultime sursaut d’énergie qui, afin que reste préservé le mythe, lui permet avant d’exhaler son dernier souffle, de rejoindre « l’onde calme et noire où dorment les étoiles ».

Doute de la lumière,
Doute du soleil,
Mais jamais de mon amour ! jamais !

Époustouflante Ophélie d’opéra parmi tant d’autres voix d’exception – Joan Sutherland, June Anderson,  Edita Gruberova ou Maria Callas entre autres – qui ont interprété le rôle, Natalie Dessay fait vivre et mourir la jeune ingénue énamourée d’Hamlet jusqu’à la folie, comme aucune autre cantatrice.

ƒƒƒƒ

Si, à l’évidence, la mise en scène de ce « Hamlet » d’Ambroise Thomas (dont sont extraites les vidéos intégrées à ce billet), Hamlet - dvdn’a pas réuni une adhésion unanime du public, la distribution, et la direction d’acteurs en revanche, mériteraient les éloges des plus exigeants.

Sans passer en revue les nombreux mérites de chacun des interprètes, Il faut noter la remarquable performance, et de chanteuse et d’actrice, de Béatrice Uria-Monzon en Reine Gertrude, et le charme, inattendu dans le rôle de Laërte, du ténor Daniil Shtoda.

Il serait bien injuste de ne pas saluer la très belle prestation de l’orchestre du Gran Teatre de Liceu de Barcelone, sous la conduite de son chef Bertrand de Billy.

Mais, et surtout, il faut faire un triomphe au couple Hamlet-Ophélie. Non spécialement parce qu’il est le héros de l’œuvre, mais parce que Simon Kleensyde et Natalie Dessay sont tout simplement éblouissants. Couple éclatant de talent, de justesse et de vérité, qui devrait habiter pour longtemps les anthologies.

Une réflexion sur “Ophélie /4 – Mourir en scène

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