L’art de perdre…

Quand le sujet qu’on choisit pour son article trouve des échos multiples dans des domaines aussi variés que la poésie, l’histoire de la littérature américaine ou le cinéma brésilien, la tentation est forte de vouloir être exhaustif (ou presque), au détriment, souvent, de la simplicité et de la concision que suppose l’exercice. Façon d’annoncer, comme une excuse, que ce billet pourrait bien être un peu long.

Elizabeth Bishop (1911-1979)

Elizabeth Bishop (1911-1979)

L’art de perdre, c’est d’abord une philosophie, un mode de vie, mais c’est aussi ce beau poème, « One art » , d’une immense poétesse américaine du XXème siècle, Elizabeth Bishop qui enseignait dans les années 70 à la Harvard University puis au Massachusetts Institute of Technology, après avoir obtenu, entre autres reconnaissances exceptionnelles, le Prix Pulitzer de Poésie (1956).

C’est à son talent que l’on doit les premières traductions en anglais du poète mexicain Ottavio Paz.

Elizabeth Bishop ne voulait en aucune manière qu’on la qualifiât de « poétesse » ou de « poète féministe », et refusait de figurer à ces titres dans une quelconque anthologie ; seul suffisait, disait-elle, qu’on l’appelât « poète ».

Elle aimait à citer à ses étudiants cette remarque de Paul Valéry : « Un poème n’est jamais fini, seulement abandonné. »

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One art

The art of losing isn’t hard to master;
so many things seem filled with the intent
to be lost that their loss is no disaster.

Lose something every day. Accept the fluster
of lost door keys, the hour badly spent.
The art of losing isn’t hard to master.

Then practice losing farther, losing faster :
places, and names, and where it was you meant
to travel. None of these will bring disaster.

I lost my mother’s watch. And look! my last, or
next-to-last, of three loved houses went.
The art of losing isn’t hard to master.

I lost two cities, lovely ones. And, vaster,
some realms I owned, two rivers, a continent.
I missed them, but it wasn’t a disaster.

…Even losing you (the joking voice, a gesture
I love) I shan’t have lied. It’s evident
the art of losing’s not too hard to master
though it may look like (Write it!) like a disaster.

Elizabeth Bishop (Traduction française à la fin du billet)

&

C’est un épisode majeur de sa vie que le cinéaste brésilien Bruno Barreto (« 4 jours en septembre » , « Dona Flor et ses deux maris »), a présenté récemment, sous le titre brésilien « Flores Raras » ou américain, « Reaching for the moon » (Atteindre la lune). Un film émouvant, à la fois sensuel et poétique, sur la période brésilienne d’Elizabeth Bishop dans les années 1950-60. (Film non sorti en France)

Reaching for the Moon Écrit à partir du livre biographique de Carmen Oliveira, paru en 1995, (« Rare and commonplace flowers »), et servi magnifiquement par deux actrices sensibles et justes, ce film raconte l’histoire réelle de la relation saphique et passionnée que vécut pendant quinze ans Elizabeth Bishop – partie, en mal d’inspiration, se ressourcer au Brésil – avec l’architecte renommée de Rio de Janeiro, Lota de Macedo Soares.

Le film s’ouvre sur les vers d’une première version du poème « L’Art de perdre » lu par l’auteure. Mais la perdante n’est pas celle que l’on croit au demeurant ; c’est Mary, l’amie à qui Elizabeth est venue rendre visite, et dont elle découvre qu’elle est la compagne de Lota.

Si les premières rencontres entre Elizabeth et Lota confinent à l’affrontement, très vite la barrière de glace qui sépare les deux femmes aux tempéraments diamétralement opposés va fondre sous les chaleurs de plus en plus intenses de la passion qui les pousse l’une vers l’autre, reléguant Mary dans la coulisse de leur histoire. – Lota lui « achètera » un enfant pour apaiser sa tristesse d’avoir été abandonnée.

Choyée par Lota, Elizabeth s’épanouit au Brésil, elle écrit, obtient des récompenses à foison – dont son Prix Pulitzer – mais son alcoolisme, les ressentiments de Mary et les difficultés professionnelles de Lota dans la construction du Parc Flamengo à Rio, auront raison de ces temps heureux. La séparation devient inéluctable, Elizabeth retourne enseigner aux États-Unis, Lota affaiblie jusqu’à la dépression par sa passion amoureuse la rejoint et se suicide.

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Deux merveilleuses actrices, Miranda Otto incarnant Elizabeth, et Gloria Pires dans le rôle de Lota, nous emportent à travers les paysages de rêve de Rio de Janeiro dans les émois sensuels de leur intimité. L’authenticité des personnages passionnés qu’elles incarnent nous interroge en permanence, au-delà de leur histoire, sur les moteurs véritables de la création.

Deux fleurs rares, assurément.

Lota de Macedo Soares (1910-1967)

Lota de Macedo Soares (1910-1967)

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Voici la bande annonce de ce film dont je ne sache pas qu’il existe une version française.

Et le poème « One art » dit par Miranda Otto sur des images du film…

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Dans l’art de perdre il n’est pas dur de passer maître ;
tant de choses semblent si pleines d’envie
d’être perdues que leur perte n’est pas un désastre.

Perds chaque jour quelque chose. L’affolement de perdre
tes clés, accepte-le, et l’heure gâchée qui suit.
Dans l’art de perdre il n’est pas dur de passer maître.

Puis entraîne toi, va plus vite, il faut étendre
tes pertes : aux endroits, aux noms, au lieu où tu fis
le projet d’aller. Rien là qui soit un désastre.

J’ai perdu la montre de ma mère. La dernière
ou l’avant-dernière de trois maisons aimées : partie !
Dans l’art de perdre il n’est pas dur de passer maître.

J’ai perdu deux villes, de jolies villes. Et, plus vastes,
des royaumes que j’avais, deux rivières, tout un pays.
Ils me manquent, mais il n’y eut pas là de désastre.

Même en te perdant (la voix qui plaisante, un geste
que j’aime) je n’aurai pas menti. A l’évidence, oui,
dans l’art de perdre il n’est pas trop dur d’être maître
même si il y a là comme (écris-le !) comme un désastre.

Elizabeth Bishop, Géographie III, traduction de Alix Cléo Roubaud, Linda Orr et Claude Mouchard, Circé, 1991, p. 58 et 59.

8 réflexions sur “L’art de perdre…

  1. Très bel article, très beau poème, très beaux portraits de femmes: je ne connaissais ni Elisabeth Bishop, ni le film mais j’ai vraiment envie d’aller plus loin grâce à vous…

    • Merci d’avoir partagé cette émotion qui devrait donc nous donner l’occasion de faire quelques pas ensemble. Je m’en réjouis.

  2. Qu’est-ce que c’est perdre de cette façon, Lelius ? N’est-ce pas un décalage entre un rêve et une réalité. La jalousie est greffée sur le désir de posséder pour soi-seul, exclusivement, l’aimé(e). Peut-on lutter contre la passion, le coup de foudre qui soudain éloigne l’autre que l’on chérissait ? Il faudrait comme Proust (dans la Recherche) se dire de ses amours défuntes : »Car il y a dans ce monde où tout s’use, où tout périt, une chose qui tombe en ruine, qui se détruit encore plus complètement, en laissant encore moins de vestiges que la beauté : c’est le chagrin. (…) Nous croyons aimer une jeune fille, et nous n’aimons hélas ! en elle que cette aurore dont son visage reflète momentanément la rougeur…. »
    Le temps transforme bien des sentiments…
    Où avez-vous vu ce film s’il n’est pas sorti en France ?
    c’est bien qu’un homme parle ainsi de ces amours exclusivement féminines…

    • Quand un homme aime les femmes, et surtout si il aime la femme, rien ne doit, me semble-t-il, lui paraître tabou, la concernant, et surtout pas ses amours.
      J’ai vu ce film sur internet, en anglais sous-titré en portugais. Je vous communiquerai le site de diffusion, si j’en retrouve l’adresse.
      L’histoire de sa découverte par moi est amusante : alors que je cherchais un titre espagnol chanté par Luz Casal, j’ai trouvé par hasard une vidéo où elle
      interprétait avec bonheur, en français, « Jardin d’hiver » d’Henri Salvador. Joyeux mélange! La vidéo qu’illustrait la chanson était un montage bien fait d’images de ce film. On aurait pu croire que c’était la musique du film, tant l’association était convaincante.
      Après tout, la voici… pour le plaisir :

      • Très belle séquence sensuelle et douce, triste aussi mais, Lelius pourquoi associez-vous toujours amour et séparation ? Je ne crois pas du tout qu’on puisse passer maître dans l’art de perdre. C’est difficile et douloureux la perte de l’être aimé et la cicatrice vient seulement avec le temps. Peu à peu l’indifférence suit l’oubli et comme on change, on se surprend à trouver à nouveau le monde plus grand et le temps de nouvelles rencontres vient comme le printemps succède à l’hiver.

        • Je ne crois pas associer particulièrement amour et séparation… La fin est contenue dans tout ce qui est, je l’assume avec résignation, sans humeur. Mais il est vrai que mon regard garde toujours un voile de pessimisme… ou de lucidité, selon qui le définit.
          Vous me faites penser à Musset qui prétendait que le cœur occupé par le souvenir ne laisse aucune place à l’espérance.
          Quelle terrible catastrophe si Orphée avait oublié!
          Et ces vers sur la tombe de Musset :
          « Écoute, dans la nuit,
          « Une voix qui gémit :
          « Rappelle-toi. »

          • Ne pas oublier ce qui a été beau et vulnérable. Seulement laisser faire le temps.
            Cette belle chanson-poème se termine sur le mot « désastre ». C’est tout dire… et E.Bishop a eu une vie complexe. (Marianne Moore y a joué aussi son rôle…)
            Mais je retiens une bonté inlassable dans votre regard. Vous êtes exigeant mais infiniment bon. Loup solitaire , aussi…

  3. Pingback: Art de perdre, art de vivre – De braises et d'ombre…

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